Souvent réduite, dans les esprits, à la seule langue tahitienne, la Polynésie française présente en réalité un paysage linguistique plus riche qu’on ne le croit. Ce vaste territoire compte en effet sept langues autochtones distinctes (cf. carte 2) : tahitien, austral, ra’ivavae, rapa, mangarévien, pa’umotu, et marquisien. Ces sept langues – sans compter leurs dialectes – constituent une part importante du groupe polynésien, cette famille linguistique de trente-sept langues qui recouvre la moitié orientale du Pacifique. Souvent méconnue, cette richesse de la Polynésie française mérite d’être préservée dans sa vitalité. Or, la diversité linguistique de la Polynésie française est doublement menacée.
Le français, langue du colonisateur, s’est d’ores et déjà imposé dans la vie quotidienne de nombreux habitants, qu’ils soient eux-mêmes d’origine européenne ou polynésienne. La langue française maintient sa présence par les institutions, l’éducation, les milieux économiques, les médias. Elle a même désormais envahi les conversations familiales, devenant la langue principale des foyers dans une proportion considérable (voir l’article de Paia et al. p. 8‑9). Cette puissante expansion du français s’exerce au détriment des langues polynésiennes parlées traditionnellement dans le pays, y compris de la première d’entre elles : le tahitien.
Mais s’il est vrai que la langue de Tahiti subit à long terme la pression du français, force est de constater, paradoxalement, qu’elle exerce à son tour une pression fatale sur les autres langues traditionnelles de la Polynésie française. En effet, le tahitien a un double statut dans ce territoire, à la fois langue vernaculaire et langue véhiculaire. D’une part, il s’agit d’un de ses parlers vernaculaires, c’est-à-dire langue maternelle d’une partie de la population, au même titre que le marquisien ou le mangarévien ; c’est la langue première d’une zone située à l’ouest de la Polynésie française – notamment les îles du Vent et les îles Sous-le-Vent (cf. carte 2). Mais en même temps, le tahitien est employé partout ailleurs dans le pays comme langue seconde – ce que les linguistes appellent « langue véhiculaire » ou lingua franca – à côté des vernaculaires locaux. Une telle lingua franca sera par exemple employée par deux individus originaires d’archipels éloignés, afin de communiquer entre eux. Dans certains archipels, le tahitien ne se contente pas toujours de ce statut de langue seconde, et va jusqu’à menacer la survie des langues locales. Au cours des 150 dernières années, la langue de Tahiti a déjà entièrement effacé les dialectes autrefois parlés dans la région dite Mihiroa au nord, et à Tupua’i au sud. Une région comme les Tuamotu, dont la langue vernaculaire est le pa’umotu, subit actuellement une double pression – celle du français, et celle du tahitien. La jeune génération a tendance à oublier l’ancien pa’umotu de ses aïeux, et tend à employer de plus en plus de vocabulaire ou de tournures venues de la langue de la capitale.
Fruit de dix ans de collaboration entre deux linguistes du CNRS, Jean-Michel Charpentier(†) et moi-même, l’Atlas linguistique de la Polynésie française rend hommage à ce riche paysage linguistique et dialectal en documentant minutieusement vingt parlers différents. Sont prises en compte non seulement les différences entre les sept langues du territoire, mais aussi celles qui distinguent les dialectes en leur sein.
Des chapitres introductifs, en français et en anglais, pré- sentent le contexte social et la dynamique historique des langues de la Polynésie française, toutes plus ou moins fragilisées par la modernité. Mais comme tout atlas, cet ouvrage est avant tout une collection de cartes – 2 251 au total. Chacune de ces cartes consiste à partir d’un concept, et à en donner la traduction dans les vingt parlers choisis. Le concept lui-même est indiqué dans l’en-tête de la carte en français, anglais et tahitien, et peut être retrouvé à partir d’index trilingues. La section cartographique suit un ordre thématique : Corps, Vie, Individu et Société, Culture et Techniques, Flore et Faune. Enfin, les traductions dans les diverses langues sont accompagnées de notes explicatives, qu’il s’agisse de préciser des nuances entre synonymes, ou d’indiquer une source bibliographique.
La carte ci-dessus (carte 3), prise au hasard dans l’atlas, donne ainsi la traduction du concept « lutter » à travers les vingt parlers documentés. On est d’emblée frappé par la variété des formes : le terme sera traduit taputō à Tahiti, mais tamaki à Rapa, tātake à Mangaréva… La diversité est également impressionnante à l’intérieur de chaque langue – qu’il s’agisse des dialectes du marquisien (pipiki’e’e, mamahi, totohai…), du pa’umotu (fātō, kāro, mahaki, kuru…) ou même du tahitien lui-même, puisque le dialecte de Tahiti prononce taputō, et celui de Maupiti tapukō. Au fil des 2 251 cartes, le lecteur peut ainsi voyager d’île en île, et découvrir, pour chaque concept, la riche mosaïque que forment les diverses langues du territoire.
Inauguré officiellement en février 2015 à l’université de la Polynésie française, cet atlas linguistique est édité conjointement par l’UPF et l’éditeur scientifique De Gruyter. Fait remarquable, il est publié en accès libre sur internet1, offert à tous les lecteurs intéressés.
Cet ouvrage multilingue et comparatif s’adresse aussi bien aux chercheurs et aux enseignants, qu’à tous ceux que passionne le patrimoine linguistique de cette grande région du Pacifique.