La diversité linguistique polynésienne est relativement importante, comment est-elle prise en compte dans les politiques culturelles ?
Nous veillons à faire la promotion de toutes nos langues, de manière globale sans distinction. On décompte habituellement sept langues polynésiennes, mais si l’on y regarde de près, il y en a sans aucun doute plus, au sens où il y a beaucoup de variétés locales : le marquisien du nord n’est pas celui du sud, aux Tuamotu, il y a bien sept aires linguistiques par exemple. L’idée pour nous est de valoriser cette richesse en partant de sa base commune, laquelle est culturelle. Prenez par exemple la légende de Māui, récemment popularisée par Disney dans le film d’animation Moana1 : on la retrouve dans tout le triangle polynésien2. Māui est ce demi-dieu qui attrape le soleil et en ralentit la course pour que les jours soient plus longs. Ce récit est identique à quelques variantes près selon les îles, et il est donc raconté dans toutes nos langues polynésiennes. Nous travaillons sur ce patrimoine culturel partagé, plutôt que sur des langues différentes : c’est l’imaginaire derrière les langues qui est important pour nous.
Vos politiques culturelles prennent ainsi en compte les cultures polynésiennes dans leur ensemble, au-delà même des frontières de la Polynésie française ?
Nous possédons en effet nos légendes propres, nos traditions – mais nous avons pour ambition de recréer du lien avec nos cousins polynésiens. Lorsque le Capitaine Cook a navigué dans le Pacifique Sud au 18e siècle, c’est un homme de Ra’iātea nommé Tupaia qui lui a servi de guide et d’interprète3. Il arrivait alors à se faire comprendre partout, chez les habitants des Tonga comme chez les Māori de Nouvelle-Zélande. Aujourd’hui nous avons perdu cette capacité à communiquer à l’échelle du Pacifique. La Polynésie française est un ensemble d’îles éparpillées sur une surface grande comme l’Europe, et cela pose déjà un grand nombre de difficultés logistiques. Mais à cela s’ajoute le paradoxe qu’il est plus facile pour nous, au vu des liaisons aériennes existantes, d’aller à Paris qu’aux Samoa ! Les Rapa Nui sont maintenant chiliens, les Samoans sont pour partie américains, nous sommes français… On en est arrivé à créer entre les Polynésiens beaucoup plus de distances et de différences qu’auparavant.
Quel type de projets est en mesure de répondre à cette ambition de liens à l’échelle régionale ?
Nous travaillons depuis plusieurs années, avec l’Académie tahitienne, à la création d’une base de données consacrée aux néologismes. Les langues polynésiennes ont en effet toutes intégré des termes exogènes, liés aux nouveaux objets et aux nouvelles pratiques importés par le monde occidental. Par exemple, lorsque les Tahitiens ont vu un cheval pour la première fois, ils l’ont appelé pua’ahorofenua, ce qui signifie littéralement « le cochon qui court sur la terre ». Aux Marquises, ils l’ont appelé sovare, qui est une adaptation phonétique du mot cheval. À Wallis, c’est le terme hosi, de l’anglais horse, qui s’est imposé. Notre travail de création terminologique n’est donc pas limité à la langue tahitienne, il vise plus largement à recréer de l’unité à l’intérieur de l’espace polynésien4, en proposant des termes qui pourraient être adaptés localement ensuite, chez les Māori de Nouvelle-Zélande comme à Hawaii. La seule vraie difficulté de la création terminologique reste que les termes créés doivent être acceptés et utilisés par les populations. Nous avons l’intention de soulever ces questions dans le cadre des travaux du Groupe des dirigeants polynésiens5 (Polynesian Leaders Group).
Et quelles sont les actions de valorisation pour le patrimoine littéraire et la création artistique ?
Le Centre polynésien des sciences humaines (CPSH), créé en 1981, a fait un important travail de recueil de récits traditionnels, que l’on commence à valoriser aujourd’hui via le service de la Culture et du patrimoine du pays. En début d’année est sorti un premier tome d’ethnologie de Tahiti et des îles, Nau ’ ā’ai note mau ta’amotu - Légendes des archipels, qui comprend douze légendes en langue tahitienne et dans d’autres langues polynésiennes telles que le mihiroa (pa’umotu) et la langue marquisienne, avec leur adaptation en français et en anglais. Au total, dix-huit légendes ainsi traduites ont été publiées. Nous essayons ainsi de valoriser notre patrimoine au-delà de la Polynésie française, en donnant accès à un lectorat francophone et anglophone. Mais nous devons aller plus loin, en ne perdant pas de vue que nous sommes de tradition orale avant tout : nous prévoyons d’enregistrer ces légendes pour proposer des livres audio. Nous ferons un travail de ce type à partir des productions du concours de danses et de chants Heiva i Tahiti, qui existe depuis 1881. De nos jours les groupes qui participent à ce concours utilisent des thèmes directement issus du patrimoine ancien, mais ils proposent souvent un vrai travail d’écriture qui le renouvelle. Nous faisons donc également la promotion de cette création contemporaine en publiant cette année un coffret avec six auteur.e.s, qui contient à la fois le texte de l’auteur primé et son enregistrement. Je fais partie des gens qui n’ont pas vraiment appris à lire le tahitien, mais qui l’ont toujours parlé : j’espère que ce type de livre audio est à même d’aider les jeunes générations, plus familières de l’écrit que nous l’étions, mais parfois en difficulté pour oraliser les textes, avec tous les accents que cela suppose. Dans les années 1972, à la création de l’Académie tahitienne, nous étions presque uniquement préoccupés par la nécessité de fixer la langue à l’écrit. Or, nous avons partiellement échoué dans cet objectif : tandis que l’Académie proposait une graphie, des linguistes en proposaient d’autres. Ces batailles autour de l’écrit nous ont presque fait perdre de vue l’essentiel, à savoir que la première dimension des langues, c’est l’oralité : finalement, nous avions oublié de former des locuteurs. Nous essayons à présent de réfléchir aux méthodes qui seraient efficaces, dans le contexte contemporain, pour encourager les locuteurs à parler leurs langues et à les transmettre. Pour entrer dans l’ère du temps, le service de la Traduction et de l’interprétariat mettra à disposition son lexique via une application mobile6 et l’académie tahitienne sortira le dictionnaire inversé sur son site internet7.
La transmission des langues polynésiennes dans le cadre familial n’est donc plus systématique sur le territoire ?
Jusqu’à une période récente, la transmission des savoirs traditionnels était à la charge des grands-parents. Aujourd’hui, il est rare que les différentes générations habitent sous le même toit. Il y a eu un éclatement de la cellule familiale, qui était auparavant conçue de manière élargie : je ne vis pas avec mes parents par exemple, ce ne sont pas eux qui apprendront à mes enfants la langue tahitienne ou les techniques de pêche traditionnelle. J’ai pour ma part grandi avec mes grands-parents et mes cousins, c’est une expérience très différente. Nous n’avons pas su accompagner les évolutions récentes de la société et de la structure familiale. La première cause de ces changements, c’est que la Polynésie française a fait de façon soudaine un bond en avant, avec l’arrivée du centre d’expérimentation nucléaire dans les années 1970. Cela a apporté beaucoup d’argent, un développement économique pas toujours bien maîtrisé, et un besoin important en main-d’œuvre, ce qui a directement modifié le quotidien des familles. La deuxième cause, c’est que nos îles n’échappent évidemment pas à la mondialisation : on parle beaucoup des risques environnementaux qui nous concernent, avec la montée du niveau des océans, mais nous faisons aussi face à une vague inédite d’informations et de produits culturels internationaux auxquels nous n’avions pas accès avant, et dont nous ne subissions pas l’influence. Nous sommes à présent très bien informés de ce qui se passe aux États-Unis, mais nous ne savons toujours presque rien de nos voisins fidjiens par exemple. Là encore, nous devons travailler à l’échelle du Pacifique.
Le ministère de la Culture de Polynésie française a sous sa tutelle les institutions suivantes (dont les dates de création sont données entre parenthèses) :
- l’Académie tahitienne “Fare Vāna’a” (1972)
- l’Académie marquisienne “Tuhuna Èo Ènata” (2000)
- l’Académie pa’umotu “Kāruru Vānaga” (2008)
- le service de la Traduction et de l’interprétariat “Te piha tōro’a huri reo e ’auvaha parau” (1983).
Ce service est notamment chargé de la traduction en français, en langue tahitienne et en Reo Maohi des documents officiels : actes de l’assemblée territoriale et du conseil de gouvernement et actes des officiers ministériels.
- le service de la Culture et du patrimoine “Te pū no te ta’ere e te faufa’a tumu” (2000)
- le musée de Tahiti et des îles Te “Fare Manaha” (1980)
- le service du Patrimoine archivistique et audiovisuel “Te piha faufa’a tupuna” (1962)
- la maison de la Culture “Te Fare Tauhiti Nui” (1980)
- le conservatoire artistique de Polynésie française “Te Fare ’upa rau” (1989).
En dehors des académies et du service de la Traduction et de l’interprétariat qui ont déjà dans leurs statuts la valorisation des langues, les institutions citées ci-dessus se doivent de mettre en œuvre des actions dans le but de promouvoir les langues du pays afin de s’aligner à la politique linguistique que mène le Ministère. Cela se fait naturellement, ainsi pour appréhender les pratiques culturelles d’un peuple, la langue, ici les langues polynésiennes y sont omniprésentes.
La maison de la Culture propose des cours de langue tahitienne, un atelier de contes polynésiens en langue tahitienne une fois par mois. Elle organise la plus grande et la plus ancienne manifestation culturelle du pays, mondialement reconnue, aussi le Heiva i Tahiti met en exergue l’histoire, les légendes, l’art oratoire, les pratiques artistiques, les savoirs culturels, les coutumes des îles, la créativité artisanale et bien d’autres domaines au travers des écrits, des chants, des danses et de l’aisance musicale exigeant une certaine maîtrise des langues pour décrocher le grand prix chaque année.
Le conservatoire artistique de Polynésie française propose, lui, des cours de ’ōrero (art déclamatoire) en langue tahitienne, des cours de chants traditionnels polyphoniques en tahitien, des cours de théâtre en tahitien.
Le service de la Culture et du patrimoine ainsi que le musée de Tahiti et des îles éditent des livres bilingues voire plurilingues et mènent des actions culturelles impliquant parfois les langues polynésiennes, comme c’est le cas au mois de septembre avec les Journées européennes du patrimoine. Le service du Patrimoine archivistique et audiovisuel met à disposition divers supports en langues polynésiennes.
Tout cela contribue à la valorisation et la promotion des langues polynésiennes au niveau régional et mondial.
Très souvent, ces institutions sont amenées à travailler ensemble.
Dans ce contexte de mondialisation, les langues polynésiennes semblent-elles perdre en légitimité, aux yeux de la population ?
Ce que l’on souhaite faire comprendre à l’ensemble de la population, c’est que le plurilinguisme est un atout. Pendant des années, on a fait croire à nos parents que pour réussir il ne fallait parler que le français. On se retrouve avec des jeunes qui ne parlent plus très bien le tahitien, et ne parlent pas toujours non plus très bien le français – en tout cas, ils parlent parfois un français difficile à comprendre pour les Français de métropole. Comme je vous le disais précédemment, on s’est disputé pendant près de quarante ans pour savoir comment écrire nos langues. Aujourd’hui on s’aperçoit que l’urgence n’est pas là, mais dans la recherche de solutions pour que nos enfants continuent à parler leur langue. Nous pouvons sans doute nous inspirer des expériences néo-zélandaise et hawaïenne, qui ont de véritables programmes d’immersion à l’école : il s’agit encore une fois de tirer parti de notre proximité avec nos cousins polynésiens. Il va nous falloir être créatifs, pour à la fois intégrer ces modèles de réussite et rester dans le cadre français du côté de l’Éducation nationale – puisque les langues polynésiennes ne peuvent pas passer, en termes de volume horaire, avant le français. Mais nous devons être capables désormais de produire des politiques ayant des effets sur le long terme, pour assurer la préservation de nos langues. Un événement récent a, je l’espère, la capacité de créer un déclic dans les familles polynésiennes : nous avons réussi à convaincre Disney de produire une version de Moana en langue tahitienne8. Depuis plusieurs siècles notre patrimoine a été pillé de toute part, y compris par des ethnologues qui sont venus nous enregistrer, prendre nos histoires. En contrepartie, pour une fois, nous avons obtenu la traduction en langue tahitienne – ce qui a placé la culture tahitienne à un niveau égal à celui d’une culture dominante. Nous avons organisé des projections sur le territoire, et nous avons accueilli plus de 8 000 personnes à Papeete, 3 000 à Moorea, ce qui est considérable. Notre espoir est dès lors que les familles se disent : « Si Disney fait un film dans notre langue, alors peut-être que notre langue est importante ». Pour le moment, nous sommes heureux de voir que notre démarche a inspiré d’autres territoires polynésiens, qui demandent à présent leur propre version.