Les marronniers parisiens étouffés dans l’asphalte et les gaz d’échappement se hâtent de faire une pauvre dernière floraison, hors saison… En est-il de même des langues menacées d’extinction ?
Les nombreuses langues de Nouvelle-Calédonie (28) sont parlées par des populations minuscules et sont en concurrence avec le français, leur disparition semble inéluctable. Pourtant certaines refleurissent encore !
À l’histoire coloniale avec ses répressions, déplacements de populations, parcage en réserves, est venu s’ajouter, quand la scolarisation a débuté pour les Kanak, l’interdiction de l’usage de la langue maternelle à l’école. Système efficace puisqu’il a tué nos langues locales. Evidemment, seul le français permet l’ascension sociale, l’accès aux carrières bien rémunérées et les familles ont encouragé, jusqu’à une date récente, l’acquisition de la langue dominante à valeur économique. En dépit de l’immense effort fait par certains pour la reconnaissance des langues (enseignement officiel de 4 d’entre elles présentées dans certains bacs et concours locaux), aucun bilinguisme n’a pu s’implanter (le nombre des idiomes étant un frein).
Des langues, non-écrites, parlées depuis l’installation humaine dans cette partie de l’Océanie (environ -3 000) nous ne pouvons évidemment rien savoir, (même si les travaux comparatistes proposent des hypothèses séduisantes). Notre connaissance des langues depuis la période historique connue (fin du XIXe s) est uniquement liée à l’intérêt de certains missionnaires pour la vie des païens au milieu desquels ils demeuraient ; l’état des langues est donc très différemment documenté pour cette période. Ces évangélisateurs ont été parfois les premiers ethnologues et linguistes ! Maurice Leenhardt, envoyé comme pasteur en Nouvelle-Calédonie en 1902, fut l’un de ces ‘passeurs’ de savoir. II fit connaitre en France l’existence de la culture et de la langue des « indigènes » de Houailou, il fit, avec ceux auxquels il avait appris à écrire leur langue, un recensement des langues en Grande Terre et aux Iles Loyauté et c’est ce document fondateur qui nous permet, aujourd’hui, de constater l’étonnante survie des langues. Ainsi, dans Langues et dialectes de l’Austro-Mélanésie, Maurice Leenhardt signalait que le sirhe, (une langue du groupe linguistique du Sud) était en voie de disparition. Aujourd’hui, la langue n’est plus parlée que par 18 indigènes… Ses enquêtes qui s’étalaient sur de nombreuses années sont antérieures à 1930 (même si le volume n’a été publié qu’en 1946, à la fin de la guerre). Or en 1979-1981, Claude Lercari, enseignant chercheur de l’INALCO, a pu rencontrer des locuteurs et a travaillé sur cette langue donnée pour disparue, recueillant des textes, enrichissant le lexique de Maurice Leenhardt.
Mais ce n’est pas fini ! Cette langue, toujours parlée par une dizaine de gens est encore vivante et fait aujourd’hui l’objet d’enquêtes d’un jeune collecteur de l’ALK. Et, semblable aux marronniers qui proclament la vie en fleurissant, le sishë n’a cessé de manifester sa vitalité. La série des consonnes affriquées qui était en voie de disparition au temps de Maurice Leenhardt (comme en ajië, la langue voisine) a perdu l’articulation rh au profit d’une spirante notée sh ; ce changement amenant un remaniement de la série, pour ne prendre que cet exemple.
Toute langue vivante est incessamment le terrain de ‘révolutions’, de tentatives de changements, tant pour la forme (points d’articulations, phonèmes, « règles »…) que pour le sens qui évolue avec la société. Les langues « normées » enseignées et parlées par un grand nombre de locuteurs, comme ces « petites langues » orales, sans valeur économique, subissent les mêmes tensions : préserver l’outil de communication qui fonctionne et a une forte valeur affective et céder au charme de la nouveauté, de l’exotisme. .. se démarquer du lot, investir de nouveaux symboles, de nouvelles images… La norme, l’habitude freinent ces évolutions sans pouvoir les empêcher complètement. Le sishe pourra-t-il encore participer à ce jeu ? Cela dépendra des enfants de nos actuels locuteurs, qui, malheureusement ne semblent pas, comme ce fut le cas de leurs pères, se passionner pour la langue de leurs ancêtres. Le désintérêt d’une génération signe la disparition d’une langue. Celle-ci annoncée pour le sishë depuis un siècle pourra-t-elle être encore repoussée ?