Voici un projet d’édition original : il s’agit du 13e volume de la collection « Bücherturm »2 éditée en Allemagne. Son titre : « De Bitche à Thionville. Ecriture dialectale contemporaine en Lorraine ». Il est possible qu’en certains endroits, où l’usage des dialectes est général, il y ait des difficultés de compréhension pour les non autochtones. Ici, dans cette région aux trois frontières entre le Luxembourg, l’Allemagne et la France, c’est exactement l’inverse : le dialecte rassemble parce qu’il ne tient pas compte des frontières politiques. Nous pouvons nous réjouir de cette contribution au rapprochement des peuples comme d’une valeur ajoutée culturelle exceptionnelle. L’ouvrage présentera une sélection d’auteurs lorrains écrivant en francique rhénan, luxembourgeois ou mosellan. La collection « Bücherturm » conforte ainsi son rayonnement transfrontalier, initiée par l’association littéraire « Melusine » qui rassemble des membres (écrivains ou lecteurs) en provenance des trois pays. Parmi les 13 livres parus à ce jour, pas moins de six concernent les pays et régions limitrophes du Land de Sarre.
L’ouvrage projeté comportera 5 parties :
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Alphonse Walter : traduction en dialecte de la pièce de Molière Le Malade Imaginaire et libre adaptation d’une pièce allemande Die Lokalbahn3 de Ludwig Thoma.
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Marianne Haas-Heckel : traduction du Petit Prince de Saint‑Exupéry.
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Lucien Schmitthäusler : traduction de La chèvre de Monsieur Seguin d’Alphonse Daudet, Le roi des aulnes de Goethe etc.
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Jean-Louis Kieffer : vers et prose (par ex : extrait des ouvrages Wou de de Nitt brellat ou Wierter for de Wolken4.
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Jo Nousse : Textes de chansons de « Plattagonie ».
Ces auteurs ont acquis une notoriété dans notre région au cours des dernières décennies. Par leur engagement et la maitrise de leur langue, on peut les considérer comme des auteurs représentatifs de la création francique de Lorraine. Pour les amateurs de littérature en Lorraine - où le dialecte germanique a rencontré des freins d’ordre politique -, il existe un motif supplémentaire de s’intéresser à cet ouvrage. Les textes se réfèrent essentiellement à la grande littérature classique française et allemande et peuvent ainsi rencontrer l’étude littéraire (scolaire) en France. Par les possibilités de confrontation avec l’original, ils attestent on ne peut mieux de l’aptitude littéraire du francique.
Ce projet commun est porté par des associations transfrontalières, Melusine et Gau un Griss. La Ville et la médiathèque communautaire de Sarreguemines y prendront part également. Hervé Atamaniuk et Günter Scholdt sont chargés de la publication. Le dialecte et la poésie étant difficiles à séparer de leur forme orale, un CD sera joint au volume avec des extraits caractéristiques.
Un texte tiré du livre est présenté dans les pages suivantes, sous le titre emblématique D’un côté et de l’autre par Jean-Louis Kieffer.
Of déer än un of déer anner Seit (Jean‑Louis Kieffer)
Wenn ma et Geschicht von user Gejend en bessien nooguckt, kann ma merken, datt mir hénner en Grenz hucken déi nie richtich gewoscht hat, wou se genau dahäm és.
Un mir wou lo wahnen dicht aan der Grenz hann ach nét richtich gewoscht, wessen manchmol noch émmer nét, wou ma genau dahäm sénn. Saarfranzosen ém Reich, Boches de l’Est én Frankreich. “Ach sie als Saarländer sprechen aber gut deutsch !” Vous êtes lorrains, c’est comme les Alsaciens, vous parlez allemand. Ça se remarque à l’accent”. Wat sénn mir? Deischen for déi än, Franzosen for déi annern... sicher ! Awwer mir von déer än un von déer anner Seit, spieren doch, datt dat nét genau so és… Mir sénn wat ma sénn awwer et hätt kinnen anneschess sénn, mir woren och nét émmer, wat ma haut sénn.
Weil bei us rutschen de Grenzen : kän Fluss, kän Wald, kän grosser Beerch woraan de Grenz sich hätt kinnten feschthaalen. Gar neischt! Wat hott déi Grenz lo bei us ze suchen ?
1815 én Wien hann de Politiker of der Landkaart en Stréch gezuu : déi wou lo wahnen sénn von muer ab Preisen, un déi of déer anner Seit sénn Franzosen. Käner hat us gefroot, wat mir sénn, se hann nur gesaat : « dat lo mussen der sénn » un domét basta ! Un dat és ierscht vor 200 Johr passiert. Awwer dazwéchend sénn paar Kréijen gemach génn, for gutt ze beweisen, datt de Grenz eppes ze saan hot. Heldendenkmäler mét der Jeanne d’Arc. Mét em Adler. Der Nationalismus hat us et Lewen versaut. Mei Pappen 1917 gebuer, hat 4 mol sein Nationalität geweeselt… Der alt Schang aus Bouzonville és 1940 zwéchen der Ewakierung én der Vienne gestuerw un sein Cousin der Alwiss aus Rehlingen et selwich Johr én Thuringen. Eich mänen mir Saarlänner un Lothringer hann eppes én user Geschicht verpasst… wann genau ?
Fréjer woren mir Kelten : Trewerer oder Médiomatriker. Wo wor de Grenz ? Un dann Gallo-Römer, Franken, Karoliner, Lotharinger. Wo wor de Grenz ? Un dann hann se sich verstritt déi lo owen for us ze trennen. Ab 1766, déi wo noch Lothringer woren, sénn dann Franzosen génn (en groussen Däl von Saarlänner och) un déi aanern gleich droff Preisen oder Bayern. Der grouss Karl, der Napoléon, der Wilhelm, der Hitler, de Franzosen, de Deitschen un zwéchen us en Grenz…
Of der Kaart aan der Wand én der Schoul wor déi Grenz Tentenschwaarz gezuu. Un mir, déer än so wéi déer anner, hann gutt gesaat kréit, datt mir am Enn von usem Land wahnen un gutt ofpassen sollen, wo mir dahäm sénn weil déi of déer anner Seit, dann sénn us Erbfeinden. Mir mussen och gutt us Nationalsprooch lieren, nét déi aaner Sprooch, déi alt fränkisch Sprooch aus uralten Seiten, nee nét déi ! Déi nétzt neischt, mét déer és neischt los. Nur noch Hochdeutsch un Français. Wo sénn ma dann dahäm !
Dat és weil déi richtich Froh ! Wo sénn ma dann dahäm mir Saarlänner un Lothringer ? Mir sénn dahäm én user Sprooch. Us platt és us Bindungsprooch. Us Sprooch von dahäm, us Sprooch mét déer mir métten én Europa léwen un ne meh am Enn von usem Nationalstaat. Déi Sprooch én déer mir lewen, denken, spieren… én déer mir métenänner sénn.
Awwer ofpassen et génn Leit, déi dat nét wéllen hann, weil se besser Franzosen wéllen sénn wéi déi Richtijen oder besser Deitschen wéi déi aus em Reich. Déi hann sicher neischt verstann. Wenn mir us Sprooch ne meh schwätzen, bauen mir for émmer en Grenz do wo nie kän wor un dann mussen mir de Sprooch lieren wo nét us és, oder noch englisch for us ze verstehn : mir sénn dann for émmer getrennt.
Der grouss Karl un der Robert Schuman hann én user Sprooch geléwt un mir sollen us schämen déi ze schwätzen un déi us Kénnern ne meh weider génn ?
Haut sénn de Grenzen of, mir sénn ne meh gezwong métenänner ze léwen, wéi et schonn paarmols der Fall wor. Mir sénn léi dahäm bei us.De Grenz ? Wat for Grenz?
Jean-Louis Kieffer
D’un côté et de l’autre (Jean‑Louis Kieffer)
Si on observe un peu l’histoire de notre région, on peut remarquer que nous sommes assis derrière une frontière qui n’a jamais su exactement où elle était chez elle. Et nous qui vivons là, accrochés à elle.
Nous n’avons pas su non plus où nous étions à la maison et quelquefois ne le savons toujours pas. Français de Sarre en Allemagne, Boches de l’Est en France. « Ah, vous Sarrois, vous parlez bien allemand ! », « Vous êtes lorrains, c’est comme les Alsaciens, vous parlez allemand. Ça se remarque à l’accent ». Qui sommes-nous ? Français pour les uns, Allemands pour les autres… c’est sûr ! Mais nous, de ce côté-ci comme de l’autre côté sentons que ce n’est pas vraiment ainsi… Nous sommes ce que nous sommes mais ça aurait pu être autrement et nous n’étions pas toujours ce que nous sommes aujourd’hui.
En effet, chez nous les frontières sont mouvantes : pas de fleuve, pas de forêt, pas de grandes montagnes auxquels la frontière aurait pu s’agripper. Rien du tout. Qu’est ce que la frontière avait à faire ici ?
En 1815 à Vienne, les politiciens ont tiré un trait sur la carte : ceux qui habitent là seront Prussiens à partir de demain et ceux d’ici seront Français. Personne ne nous a demandé ce que nous sommes, ils nous ont simplement dit : « voilà ce que vous devez être » et basta ! Et ça s’est passé il y a seulement 200 ans. Mais entre-temps on a fait plusieurs guerres pour bien prouver que les frontières avaient leur mot à dire. Monument aux morts avec Jeanne d’Arc. Avec l’aigle. Le nationalisme nous a pourri la vie. Mon père né en 1917 a changé quatre fois de nationalité… Le vieux Jean de Bouzonville est mort en 1940 durant l’évacuation dans la Vienne et son cousin Aloys de Rehlingen la même année en Thuringe. Je pense que nous autres Lorrains et Sarrois avons raté quelque chose dans notre histoire… quand exactement ?
Autrefois nous étions celtes : Trévirois ou Médiomatriques. Où était la frontière ? Gallo-Romains, Francs, Carolingiens, Lotharingiens. Où était la frontière ? Et puis ils se sont battus, ceux de « là-haut », pour nous séparer. A partir de 1766, ceux qui étaient encore Lorrains sont devenus Français (une grande partie des Sarrois également) et les autres Prussiens ou Bavarois. Charlemagne, Napoléon, Guillaume, Hitler, les Français, les Allemands et entre nous une frontière…
Sur la carte murale à l’école, la frontière était tracée à l’encre noire. Et à nous, à l’un comme à l’autre, il a été clairement dit que nous vivions au bout de notre pays et qu’il fallait bien faire attention où nous étions chez nous parce que celui de l’autre côté était notre ennemi héréditaire. Nous devions également bien apprendre notre langue nationale, pas l’autre langue, la vieille langue francique des temps anciens ; non, pas celle-là ! Elle ne sert à rien on ne peut rien en faire. Seulement l’allemand et le français. Faudrait savoir où on est à la maison !
Voilà la vraie question ! Où sommes-nous à la maison, nous autres Sarrois et Lorrains ? Nous sommes à la maison dans notre langue. Notre dialecte est la langue qui nous unit. Notre langue de chez nous avec laquelle nous vivons au milieu de l’Europe et non plus au bout de notre territoire national. La langue dans laquelle, nous vivons, pensons… avec laquelle nous sommes ensemble.
Mais attention, il y a des gens qui refusent cela, parce qu’il veulent être plus Français « que les vrais », meilleurs Allemands que ceux du « Reich ». Ils n’ont certainement rien compris. Si nous ne parlons plus notre langue, nous établirons pour toujours une frontière là où il n’y en a jamais eu et nous devrons apprendre la langue qui n’est pas la nôtre pour pouvoir nous comprendre, ou alors l’anglais : nous voilà séparés pour toujours.
Charlemagne et Robert Schuman ont vécu dans notre langue et nous devrions avoir honte de la transmettre à nos enfants ?
Aujourd’hui les frontières sont ouvertes, et on ne nous force plus à vivre ensemble comme ç’a été bien souvent le cas. Nous sommes ici chez nous. La frontière ! Quelle frontière ?
Jean-Louis Kieffer