Sur la notion de frontière linguistique entre Limousin, Périgord, Poitou et Angoumois

Jean-Christophe Dourdet

p. 8-9

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Jean-Christophe Dourdet, « Sur la notion de frontière linguistique entre Limousin, Périgord, Poitou et Angoumois », Langues et cité, 30 | -1, 8-9.

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Jean-Christophe Dourdet, « Sur la notion de frontière linguistique entre Limousin, Périgord, Poitou et Angoumois », Langues et cité [En ligne], 30 | 2021, mis en ligne le 20 mars 2021, consulté le 08 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/204

La question de la frontière en linguistique dépend fondamentalement des descriptions fournies par la dialectologie, branche de la linguistique qui s’attache à l’étude de la géographie linguistique. Le linguiste dialectologue a pour objet de décrire aussi fidèlement que possible les idiomes qu’il étudie. Le matériau qu’il fournit permet de définir à l’aide de critères essentiellement d’ordre phonétique, morphologique ou lexical, des ensembles cohérents, ou cohésifs, identifiés comme langues ou dialectes d’une langue selon le degré de similarité ou de différentiation des idiomes. À l’aide des critères retenus, les linguistes repèrent des faisceaux d’isoglosses qui mettent au jour des lignes de fracture, plus ou moins marquées, d’un idiome à l’autre, dessinant ainsi des frontières. Les frontières géolinguistiques peuvent être abruptes lorsque deux ensembles très nettement distincts sont en contact. C’est le cas notamment à la frontière entre les langues germaniques (allemand, néerlandais) et les langues romanes (français, italien, romanche…).

Néanmoins, au sein d’un même continuum dialectal – le continuum roman par exemple – les lignes de fracture peuvent être plus ou moins nettes. Dans le sous-ensemble gallo-roman, la frontière entre les domaines d’oc (occitan) et d’oïl (dont le français standard provient) a fait l’objet d’études, en particulier de la part de Charles de Tourtoulon et Octavien Bringuier au XIXe siècle mais aussi d’autres chercheurs qui poursuivent les travaux jusqu’à aujourd’hui, mettant en évidence une zone d’interpénétration de traits linguistiques, plus ou moins large, appelée Croissant en raison de sa forme, aux confins du Limousin, de la Marche, du Bourbonnais, du Berry, du Poitou et de l’Angoumois. Si la frontière entre occitan gascon et saintongeais (lui-même un dialecte du poitevin-saintongeais qui se rattache au domaine d’oïl) est nette, si l’on s’en tient aux critères établis par Pierre Bec par exemple, et qu’elle le reste plus ou moins entre périgourdin (un sous-dialecte de l’occitan limousin) et saintongeais – le passage du gascon, ou du périgourdin, au saintongeais se fait d’une commune à l’autre –, cette frontière devient de plus en plus lâche entre haut-limousin (un autre sous-dialecte de l’occitan limousin) et saintongeais puis poitevin – le passage du haut-limousin au poitevin se fait en effet sur plusieurs kilomètres de distance.

Dans le cas du Croissant, la définition de limites nettes de type oc-oïl d’un idiome à l’autre trouve un écueil. Les linguistes ont toutefois établi, ou tenté d’établir, avec plus ou moins de succès selon les zones, une typologie des idiomes du Croissant, souvent en fonction du degré de proximité avec les deux ensembles (oc et oïl) voisins (cf. les travaux de Marcel Coq en Charente par exemple), sortant ainsi rarement d’une approche binaire qui prendrait en compte l’originalité de ces parlers. Entre haut-limousin et poitevin, l’expérience du terrain montre malgré tout parfois une ambivalence entre la description formelle et le sentiment des locuteurs, les différences entre les deux ensembles étant avérées mais somme toute à relativiser du fait du substrat d’oc au sein du poitevin-saintongeais (en matière morphologique et surtout lexicale). Or les locuteurs de limousin ont souvent tendance à considérer le poitevin-saintongeais comme un parler radicalement « français » malgré une série de traits pourtant communs. Il se joue là sans doute une certaine idée de l’identité ou de l’altérité linguistique, comme si les locuteurs se différenciaient socioculturellement les uns des autres sur le critère linguistique. C’est d’ailleurs plus nettement le cas encore entre Gascogne et Saintonge où une forme de mépris sociolinguistique a pu avoir cours, les Gascons traitant les Saintongeais du nom péjoratif de « Gavaches », si ce n’est qu’entre Limousin et Poitou, ou Angoumois, le prestige social serait plutôt du côté du Poitou et de l’Angoumois.

Cependant, la limite oc-oïl demeure plus consciente chez les locuteurs en Charente (16) que dans le nord de la Haute-Vienne (87) notamment où le Croissant s’élargit fortement. En effet, comme la frontière reste relativement ténue dans le Confolentais (Charente), il est encore possible, d’une part, de rattacher tel parler du Croissant plutôt à l’occitan ou au poitevin, en fonction de ses caractéristiques, et, d’autre part, de recueillir chez les locuteurs un sentiment, d’ordre sociolinguistique, quant aux affinités de leurs idiomes locaux. En Charente, les locuteurs de haut-limousin ont en effet une conscience aiguë de l’altérité des parlers de type poitevin présents plus à l’ouest. Ainsi, un locuteur de haut-limousin de Montemboeuf (16), par exemple, saura, du fait que des idiomes variés peuvent se côtoyer sur une foire rurale comme celle de Chasseneuil-sur-Bonnieure (16), que le parler de Couture (de type poitevin) diffère assez radicalement de son propre parler. Les locuteurs sont, ou étaient, même capables, dans une certaine mesure, d’établir une classification des parlers selon le degré de proximité avec leur propre parler. Ainsi, ils classeront comme compréhensible, mais moins caractérisé que le leur (à l’égard du français), le parler de Cellefroin (16) alors qu’ils classeront le parler de Champagne-Mouton (à la limite ouest interne du Croissant en Charente) et a fortiori de Couture (poitevin), comme n’étant « même pas du patois mais du français déformé ».

La notion de frontière linguistique dans le Croissant finit donc par être intriquée avec le sentiment sociolinguistique en ce sens que, la frontière oc-oïl s’estompant progressivement, il n’est pas dépourvu d’intérêt d’interroger les représentations sociolinguistiques des locuteurs qui, d’ailleurs, peuvent expliquer le recul enregistré de l’occitan au profit des idiomes d’oïl, de plus grand prestige social, depuis le Moyen-Âge d’abord (recul en Poitou, Angoumois et Saintonge) puis au cours du XIXe voire dans une moindre mesure du XXe siècle. La frontière linguistique dans ces confins n’est donc pas un absolu intangible qui ne varierait pas dans l’espace, selon les critères privilégiés, et encore moins dans le temps.

Bec, P. (1973). La langue occitane. Paris : Presses Universitaires de France.

Bringuier, O. et C. de Tourtoulon. (2004). Étude sur la limite géographique de la langue d’oc et de la langue d’oïl. Masseret, Meuzac : Institut d’Estudis Occitans dau Lemosin, Lo Chamin de Sent Jaume.

Coq, M. (1977). « La limite linguistique du limousin en Charente » in Lemouzi n° 61. Tulle : Lemouzi. 26-37.

Jean-Christophe Dourdet

Maître de conférences, Laboratoire Forell (EA 3816), Université de Poitiers