Le Croissant, une zone linguistique riche en microvariation

Philippe Maurer

p. 10

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Philippe Maurer, « Le Croissant, une zone linguistique riche en microvariation », Langues et cité, 30 | -1, 10.

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Philippe Maurer, « Le Croissant, une zone linguistique riche en microvariation », Langues et cité [En ligne], 30 | 2021, mis en ligne le 20 mars 2021, consulté le 26 avril 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/232

Quand j’ai commencé mes recherches sur le parler de La Celle-Dunoise (Creuse) en septembre 2016, je me suis vite rendu compte que j’étais en face d’un parler très différent du français, malgré le fait que les parlers du Croissant soient définis comme possédant des traits tant de la langue d’oc comme de la langue d’oïl. Ainsi, lors de mes débuts dans le Croissant, je ne comprenais pratiquement rien de ce qui se disait, à l’exception de quelques mots identiques au français (ou presque), mais les formes grammaticales, comme la conjugaison des verbes ou les marques de pluriel, sont dans beaucoup de cas très éloignés de ce même français, ce qui rend la compréhension difficile, voire impossible, pour quelqu’un comme moi qui ne parle que ledit français. Quand on ne connaît pas le cellois, comment comprendre une forme telle que ou dizy, qui signifie ‘il disait’ ? Et lââ poulay, que j’étais tenté d’interpréter comme ‘la poulaille’, donc comme ‘un ensemble de poules’, un mot qui n’existe pas en français standard, mais que je pensais formé sur le modèle de ‘la volaille’ (‘l’ensemble des animaux qui volent’), alors que lââ poulay signifie simplement ‘les poules’, lââ étant le pluriel de l’article défini féminin et le suffixe -ay la marque du pluriel ? En outre, que dire de poulé, que j’ai naïvement interprété comme ‘poulet’, alors que c’est une variante de poulay ‘poules’ ?

Ce dernier point nous mène à un phénomène très intéressant : la micro-variation à l’intérieur d’une même commune, parfois à une distance de quelques centaines de mètres seulement. Un exemple en est la marque du pluriel qui, comme on vient de dire, est -ay dans la plupart des hameaux de La Celle, mais dans un ou deux autres hameaux de cette même commune : lââ poul-ay ou lââ poul-é ‘les poules’. Mais ce n’est pas tout. Dans les villages où l’on dit lââ poul-ay, la forme du pluriel varie selon sa position dans la phrase : lorsque le nom est suivi d’un adjectif, on utilise le suffixe dans un hameau, comme dans lââ poul-é néray ‘les poules noires’, alors que partout ailleurs on dit lââ poul-ay néray.

Cette micro-variation se retrouve à une échelle plus grande, par exemple au niveau des formes verbales. Ainsi, on a pour la 1re personne du pluriel du passé simple du verbe ‘venir’ (‘nous vînmes’ en français) la forme ne vindjéran à La Celle-Dunoise, mais ne vinchtin à Anzême (à 15 km de là), et ne vnirin à Châtel-Montagne (toujours dans le Croissant, mais 190 km plus à l’est).

À mon avis, il est extrêmement important de promouvoir le patrimoine culturel d’une région, que ce patrimoine soit archéologique, architectural, linguistique ou autre. En ce sens il est grand temps de se tourner vers les parlers du Croissant, car très peu de personnes peuvent encore les parler couramment. Les linguistes ont néanmoins pour le moment la chance de rencontrer dans le Croissant des locuteurs à la fois compétents et enthousiastes, susceptibles de les aider à décrire leurs idiomes locaux avant qu’ils ne tombent définitivement dans l’oubli.

Philippe Maurer

Chercheur indépendant (Suisse)