Le système verbal d’une langue romane comporte des milliers de formes conjuguées, en fonction des différents temps et personnes. On ne peut observer directement la structuration de ce système chez les locuteurs natifs, mais on peut la déduire en observant les changements qu’elle provoque. Pour ce faire, une zone comme celle du Croissant, dont les parlers n’ont été sujets à aucune forme de standardisation (laquelle freine l’évolution de la grammaire), et qui présente une variation dialectale importante, est riche d’enseignements.
La plupart des évolutions observées confirment des tendances générales dans les langues romanes (Maiden 2018), tendances qui sont tout autant de stratégies permettant d’organiser le système verbal et de limiter sa complexité potentielle (Esher 2015, 2016) : par exemple, la conservation de la similitude formelle entre passé simple et imparfait du subjonctif (ex. drablésien – parler d’Azérables, commune située dans le Croissant – i vangui ‘je vins’, qu’i vanguèsse ‘que je vinsse’), qui permet de prédire les formes de l’un à partir de l’autre avec une grande fiabilité.
D’autres évolutions viennent remettre en question ce qui paraissait évident. Dans le parler d’Azérables, l’imparfait du subjonctif, bien loin de disparaître, est en train de remplacer le subjonctif présent. Visiblement, il n’est donc pas aussi compliqué que le voudrait l’idée reçue... Un début d’explication émerge de comparaisons avec des parlers occitans et catalans (Alcover & Moll 1929-1933, ALLOc), où ce remplacement a lieu uniquement aux 1re et 2e personnes du pluriel (1PL et 2PL), ex. parler occitan de Concots (Lot), où que vendèssem exprime à la fois ‘que nous vendions’ et ‘que nous vendissions’ alors que que vendèssi ‘que je vendisse’ s’oppose à que vendi ‘que je vende’. Il s’agit d’une tendance pan-romane, minoritaire mais bien réelle. À Azérables, où les formes de 1re et de 3e personne du pluriel sont en général identiques, les locuteurs ont respecté cette identité déjà présente dans leur langue : le remplacement touche donc la 3e personne du pluriel en sus de 1PL et 2PL (Quint notes d’enquête). Le changement étant en cours, son degré d’avancement varie selon les verbes et, en les comparant entre eux, on peut reconstruire le cheminement suivi, des irréguliers vers les réguliers.
La spécificité du parler d’Azérables réside dans le fait que le remplacement s’étend ensuite pour toucher les personnes du singulier. On se demande, évidemment, ce qui a rendu possible dans ce parler une évolution inconnue ailleurs ; mais aussi, ce qui empêche l’imparfait du subjonctif d’aller plus loin en occitan ou en catalan ; et pourquoi finalement le français lui a préféré le présent. L’étude de parlers comme ceux du Croissant révèle ainsi des évolutions insoupçonnées, et avec elles des questions qui mènent vers des explications plus complètes de phénomènes similaires dans des langues qui nous sont plus familières.