Du local et de l’universel : le Croissant et ses locuteurs

Marijana Petrovic

p. 12

Citer cet article

Référence papier

Marijana Petrovic, « Du local et de l’universel : le Croissant et ses locuteurs », Langues et cité, 30 | -1, 12.

Référence électronique

Marijana Petrovic, « Du local et de l’universel : le Croissant et ses locuteurs », Langues et cité [En ligne], 30 | 2021, mis en ligne le 20 mars 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/226

Marie-Rose Martinet, locutrice du parler de Fursac et mon informatrice, arrêta un jour une séance d’enregistrement de paradigmes verbaux pour m’inviter à me promener avec elle. Énoncer les conjugaisons des heures durant est éreintant mais Marie-Rose est une informatrice exceptionnelle pour les linguistes car elle peut aussi bien répondre à des questionnaires que raconter naturellement des histoires dans son parler maternel. Une perle rare. Nous longeâmes la Gartempe pour traverser la route et arriver au hameau de l’Œil, où nous croisâmes un voisin âgé. Marie-Rose m’avoua ensuite qu’il ne parlait pas souvent « patois », mais qu’il s’était senti en confiance parce que je m’efforçais de parler sa langue. En continuant la promenade, je tombai sur des mûres et en cueillis quelques-unes. Marie-Rose me dit alors qu’on voyait que j’étais de la campagne, j’en avais les réflexes. Quand je suis arrivée pour faire du terrain en Creuse, une locutrice avait réagi parce que je venais des Balkans – c’était si loin ! En réalité, je retrouve les mêmes paysages, les mêmes schémas de pensée, les mêmes questionnements.

L’urgence du travail sur le terrain, et dans l’interdisciplinarité, est la même dans le Croissant qu’ailleurs. Le temps manque désormais pour collecter des parlers sur le point de s’effacer en même temps que les cultures qu’ils véhiculaient. Les locuteurs se mobilisent en Creuse face aux défis de notre temps, face aux réflexes assimilés de dénigrement : ils s’organisent, combattent la nostalgie par l’action, la transmission, la parole, assumant résolument leurs origines et leurs originalités. Leurs parlers ne sont plus un handicap d’ascension sociale mais une richesse patrimoniale immatérielle à sauvegarder. On se réapproprie la langue, celle-ci redevient un lien social, les mentalités changent aux niveaux local et global. Le Croissant, cette zone de transition dialectale entre l’oïl et l’occitan, longtemps ignorée par la communauté scientifique – n’étant suffisamment pure ni pour le nord ni pour le sud – devient finalement une aire d’intérêt scientifique majeur, avec ses évolutions linguistiques foisonnantes (ainsi, le système pronominal y change d’un point d’enquête à l’autre). Chaque locuteur possède sa variété, mais chaque parler ne dispose plus au mieux que de quelques locuteurs, et toutes ces façons de parler constituent une ressource ô combien précieuse pour les sciences du langage.

Les locuteurs du Croissant donnent une nouvelle leçon en sortant de leur silence. Le devoir de la communauté scientifique est aussi de répondre à ce besoin social, cette demande émanant de la population, et de remplir sa mission publique, en conservant notamment ce bien commun que représentent les parlers du Croissant. L’universalisme français s’ouvre enfin sur sa propre diversité et accepte de sauvegarder et valoriser le parler de Marie-Rose. En définitive, la détermination de ces locuteurs à mieux se connaitre eux-mêmes nous incite à mieux comprendre l’Autre.

Marijana Petrovic

Lectrice à l'INALCO (LACITO UMR 7107)