Les deux dernières décennies ont vu émerger un nombre croissant d’études psycho- et neurolinguistiques sur le bilinguisme chez l’adulte (Grosjean 1982 ; Bialystok 2007 ; Kovacs and Mehler 2009 ; Bosch and Sebastian-Galles 2001 ; Byers-Heinlein, Burns, and Werker 2010 ; Bijeljac-Babic 2017 ; Gervain and Werker 2013) aussi bien que chez l’enfant. Nous comprenons maintenant mieux pourquoi un bilingue n’est pas simplement la somme de deux monolingues, comment le cerveau accommode deux systèmes langagiers ou encore pourquoi les bébés nés bilingues ne confondent pas leurs deux langues maternelles. Un grand nombre de travaux ont étudié le bilinguisme entre l’anglais et une autre langue indo-européenne (français, espagnol) ou une langue asiatique (mandarin, cantonais). Une situation particulière, le bilinguisme entre deux langues proches, reste moins étudiée, avec peut-être la seule exception de l’espagnol et du catalan. Or l’usage efficace et approprié de deux langues proches constitue un défi linguistique et cognitif bien spécifique. Avec plus de similarité entre les langues, les gains sont plus importants, mais les interférences et les transferts potentiels (les « faux amis ») le sont aussi. Ainsi, en drablésien (parler d’Azérables), fòrt [for] et faite [fet] ont des voyelles fermées tandis que leurs équivalents français fort [fɔr] et faite [fɛt] ont des voyelles ouvertes et, à l’inverse, les mots drablésiens jaune [ʒɔn] ‘jaune’ et prät [prɛ] ‘pré’ ont des voyelles ouvertes tandis que leurs correspondants français ont des voyelles fermées : [ʒon, pre]. Pas facile de maintenir les deux codes distincts pour un locuteur bilingue !
Les parlers du Croissant offrent une opportunité idéale pour étudier ce type de bilinguisme, puisque tous les locuteurs parlent aussi le français. Avec ses particularités spécifiques par rapport au français standard, chaque parler local permet d’explorer de façon précise et paramétrée comment les différences influencent les représentations mentales et le traitement du langage. Dans le cadre du projet ANR Croissant (2018-2021), des études psycholinguistiques classiques, conduites sur ordinateur, permettront d’évaluer comment les locuteurs bilingues du Croissant perçoivent les phonèmes (unités sonores distinctives) qui n’existent que dans une de leurs deux langues, ou comment ils traitent les formes et structures qui diffèrent dans les deux systèmes. Au vu des réalités sociolinguistiques du Croissant, nos travaux cibleront des locuteurs adultes y compris des personnes relativement âgées, et nous nous appliquerons à mettre en évidence les représentations mentales qui permettent à ces locuteurs d’utiliser deux langues proches de façon flexible et efficace.