Parlers du Croissant, parlers en danger

Maximilien Guérin

p. 14

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Maximilien Guérin, « Parlers du Croissant, parlers en danger », Langues et cité, 30 | -1, 14.

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Maximilien Guérin, « Parlers du Croissant, parlers en danger », Langues et cité [En ligne], 30 | 2021, mis en ligne le 20 mars 2021, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/228

Les parlers du Croissant sont aujourd’hui extrêmement menacés. Presque tous les locuteurs sont bilingues depuis au moins le XIXe siècle. En effet, les terres de ces régions étant très pauvres, les hommes ont dû s’exiler la moitié de l’année pour travailler comme paveurs ou maçons dans les grandes villes de France (les célèbres maçons de la Creuse), et ont ensuite ramené la pratique du français dans la région. Malgré ce bilinguisme, la langue s’est majoritairement transmise et est restée vernaculaire jusqu’au milieu du XXe siècle. Cependant, après la seconde guerre mondiale, le « processus de disparition » de ladite langue s’est clairement mis en place, avec la rupture de la transmission générationnelle. Plusieurs causes différentes expliquent ce processus : la politique linguistique de la France à l’égard des langues régionales ; le rôle de l’école publique dans la vision que les locuteurs ont de leur parler (interdiction, punitions) ; l’industrialisation et la « modernisation » qui ont déstructuré la structure sociale traditionnelle ; l’accélération très forte de l’exode rural (conséquence du point précédent) qui a dépeuplé la région ; et le développement des médias audiovisuels qui a accru la présence de la langue française au sein des foyers.

La situation linguistique actuelle de la région découle des points mentionnés ci-dessus. Les locuteurs natifs ont presque tous plus de 70 ans. La génération suivante (entre 40 et 70 ans) a une compétence passive de la langue, mais, à de très rares exceptions près, ne la pratique pas et ne l’a jamais pratiquée. Enfin, toutes les générations suivantes (moins de 40 ans) sont, sauf quelques cas isolés, monolingues en français. Cette situation est très différente de celle qui prévalait avant la seconde guerre mondiale, où l’immense majorité des locuteurs était bilingue. Ainsi, à Dompierre-les-Églises (Haute-Vienne), le parler local était traditionnellement utilisé à la maison, dans les commerces, pendant les foires, dans la rue, lors des travaux agricoles et dans la cours de récréation des écoles primaires, alors que le français était utilisé à l’église, à l’école, à la mairie ou à la poste. Aujourd’hui, il n’y a plus de commerces dans la commune et la plupart des interactions se font en français, sauf entre personnes âgées qui se connaissent bien.

Par ailleurs, les parlers du Croissant sont des parlers à tradition orale. Il n’existe pas de littérature écrite (à l’exception de quelques textes isolés et récents). Il n’existe pas non plus de langue « Croissant » littéraire, plus ou moins unifiée, qui pourrait servir à l’émergence d’une littérature écrite ; chacun parle son propre parler local et les seuls textes existants sont également locaux. Enfin, il n’y a pas d’enseignement institutionnel de ces parlers ; la transmission est, traditionnellement, exclusivement familiale.

Cependant, il y a, depuis une dizaine d’années, une prise de conscience de la part des locuteurs concernant l’état et l’avenir de leurs parlers. Ces locuteurs accueillent généralement avec enthousiasme les chercheurs, tels que ceux du projet « Les Parlers du Croissant », qui décident de se pencher sur les idiomes qu’ils continuent de pratiquer. Par ailleurs, on constate également des initiatives locales isolées (rédaction de textes, lexiques, etc.), ou encore çà et là la création de groupes se réunissant pour élaborer un dictionnaire (Luchapt, Châteauponsac), donner des cours de langue (Saint-Agnant-de-Versillat) ou écrire des saynètes ou des chansons (Parsac). On constate également l’existence de rencontres, désormais annuelles en Creuse, réunissant des locuteurs de tout le Croissant. Toutefois, malgré un engouement grandissant, toutes ces actions ont un impact assez limité et ne permettront sans doute pas d’enrayer le processus de disparition progressive de la langue.

Enfin, afin de comprendre la situation actuelle des parlers du Croissant, il est important de se pencher sur les questions d’identité. Tous les locuteurs du Croissant, quel que soit leur parler, appellent leur idiome local « patois ». Pour les distinguer, ils rajoutent le nom de la commune ; p. ex. « le patois de Dompierre ». Cela va même plus loin car les locuteurs décrivent parfois leur parler comme un « patois écorché », autrement dit un sous-patois. Cela fait écho à une vision linguistique dans laquelle la langue est le français, le patois « légitime » est l’occitan limousin (dans l’ouest du Croissant) ou l’auvergnat (à l’est) et l’idiome local se retrouve dans une situation d’infériorité par rapport à la langue officielle et aux variétés occitanes plus méridionales.

Dans les faits, les locuteurs n’ont souvent pas d’identité linguistique ou culturelle claire au-delà de leur commune, voire de leur hameau (les termes locaux sont nombreux pour exprimer ces appartenances). Dans l’ouest du Croissant, les habitants se considèrent également comme Français et Limousins (cette appellation faisant référence à la région administrative, non à la province historique), mais ces identités sont très rarement mises en avant ou revendiquées. Bien que les parlers du Croissant forment un continuum linguistique, l’importante variation interne empêche la reconnaissance d’une communauté linguistique par les locuteurs. Par ailleurs, malgré le fait que ces parlers soient clairement à base occitane et situés dans l’aire linguistique occitane, on observe rarement une revendication identitaire occitane au niveau du Croissant. En outre, les locuteurs de l’ouest du Croissant savent que leur territoire correspond en partie à l’ancienne province de la Marche. Néanmoins, cette prise de conscience est née dans les années 1960-1970 avec le développement du tourisme. Il n’existe donc pas d’identité marchoise historiquement présente dans la région.

Pour conclure, la disparition des parlers du Croissant, à l’instar des autres langues minorisées de France, s’inscrit dans un processus bien plus large de disparition des langues. Cette menace d’extinction rend d’autant plus souhaitable les recherches consacrées actuellement à ces parlers et au riche patrimoine qu’ils véhiculent.

Maximilien Guérin

Chercheur postdoctoral au projet ANR Croissant, LLACAN (UMR 8135-CNRS/LLACAN/USPC)

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