Comme le montre Guylaine Brun-Trigaud dans une autre contribution de ce numéro, les études consacrées aux parlers du Croissant n’en sont pas à proprement parler à leurs débuts puisque les premiers travaux de recueils de données sur ces idiomes remontent maintenant à plus de deux cents ans. Depuis le début du XIXe siècle donc, de nombreux chercheurs et érudits locaux, originaires du Croissant ou attirés par son intérêt linguistique – notamment le fait qu’il marque la limite entre le français et les autres langues d’oïl au Nord et l’occitan au Sud – se sont efforcés de saisir les principales caractéristiques de ces passionnantes variétés linguistiques, à mi-chemin entre les deux plus grandes langues gallo-romanes.
Cependant, dans la seconde décennie du XXIe siècle, la donne a changé. Auparavant, les recherches sur le Croissant étaient le fait d’individus ou de tandems (Tourtoulon et Bringuier) qui menaient chacun leur propre programme sans réelle concertation avec les gens qui partageaient le même intérêt. Désormais, la recherche sur le Croissant est organisée et collective. Cela est dû aux évolutions générales de notre société (où la recherche tend chaque jour davantage à se penser en termes de projets d’équipe) mais aussi à un changement de la vision qu’ont les locuteurs des parlers du Croissant de leur langue maternelle ou familiale. Jadis, il y avait beaucoup plus de ‘patoisants’ qu’aujourd’hui mais le fait de parler une langue régionale différente du français était souvent vécu comme une fatalité plus que comme une fierté. Aujourd’hui, les locuteurs, devenus très minoritaires, sont par contre de plus en plus nombreux à revendiquer la valeur de leurs parlers ‘croissantins’ natifs. Ce sont des associations de locuteurs qui, au début des années 2010, se sont lancées à la recherche de linguistes ou d’autres scientifiques (historiens, ethnologues) susceptibles de s’intéresser à leur langue et à leurs traditions. L’actuel regain des études consacrées aux parlers du Croissant s’explique donc avant tout par la volonté des populations concernées : il existe maintenant une demande locale d’information sur les parlers du Croissant, à laquelle les scientifiques sont appelés à répondre.
En 2013, a ainsi eu lieu un premier colloque consacré aux parlers du Croissant à Crozant (Creuse), rassemblant une dizaine de spécialistes de la zone. J’y étais et je me rappelle avoir été impressionné par le nombre de locuteurs présents et désireux de transmettre quelque chose de leurs langues et cultures traditionnelles. Ce rassemblement d’énergie et de compétences a été l’étincelle qui a conduit à la mise en place de plusieurs projets scientifiques jouissant d’un soutien institutionnel, donc des moyens d’agir.
Le premier de ces projets a été une série d’enquêtes sur place (en 2015 et 2016), soutenue par la Délégation Générale à la Langue Française et aux langues de France (DGLFLF) et qui a permis de faire le point sur les pratiques et particularités linguistiques de plusieurs communes situées dans le Croissant. Immédiatement après, le Labex1 EFL (Empirical Foundation of Linguistics ou Fondements Empiriques de la Linguistique) a donné son aval à la mise en place d’une opération de recherche sur 5 ans (2015-2019) consacrée spécifiquement aux parlers du Croissant et pourvue du sigle LC42. Ces deux projets ont permis la mise en place d’une équipe de chercheurs et de techniciens disposés à consacrer une partie de leur temps de travail au Croissant et à ses parlers. En 2016, un autre projet de cartographie en ligne du Croissant a été développé, encore avec l’appui de la DGLFLF et, en 2017, LC4 a organisé une première rencontre sur les parlers du Croissant dans le Croissant, au Dorat (les 24 et 25 mars).
Pour la première fois dans l’histoire, un groupe conséquent (plus de 15 personnes) de scientifiques avait décidé d’unir ses efforts et, en collaboration avec des locuteurs enthousiastes, de coordonner des actions de recherche d’une certaine ampleur sur les variétés linguistiques propres au Croissant. Cet enthousiasme a conduit l’équipe ainsi formée à s’investir dans un projet plus ambitieux qui a été validé en 2017 pour quatre ans (2018-2021) par l’ANR3 (http://parlersducroissant.huma-num.fr/). Ce projet Croissant, dont l’ensemble des auteurs de ce numéro de « Langues et Cité » sont membres ou collaborateurs, nous a permis de recruter un chercheur postdoctoral (Maximilien Guérin) et une doctorante contractuelle (Amélie Deparis) qui peuvent désormais travailler à plein temps sur les parlers du Croissant. Ce même projet, dans le prolongement de LC4, contribue aussi à ouvrir le champ des études linguistiques consacrées au Croissant à l’interdisciplinarité puisque des spécialistes de différents domaines s’y côtoient : audiovisuel (préparation d’un film documentaire sur le Croissant), cartographie, linguistique descriptive (production de grammaires et de dictionnaires des parlers étudiés), morphologie (étude de la conjugaison des verbes ou du nombre et du genre des noms et adjectifs), phonologie et phonétique (étude des sons et de leur fonction dans la langue), pyscholinguistique (étude expérimentale des représentations mentales du langage), sémantique (étude du sens), sociolinguistique (relation entre langage et paramètres sociaux), syntaxe (organisation des mots dans la phrase), TAL (Traitement Automatique des Langues)… La recherche dispose enfin des moyens de se pencher en détail sur le riche objet d’étude que constituent le Croissant et sa langue et de lui consacrer des travaux de qualité (livres, articles scientifiques, traductions…), afin de mieux faire connaître et reconnaître l’originalité et l’intérêt des variétés linguistiques investiguées. Le jeu en vaut certainement la chandelle, pour le Croissant et ses locuteurs comme pour la science. En tant que responsable du projet ANR susmentionné, je ne peux que formuler le vœu que ce projet soit suivi de maints autres, car beaucoup reste à faire dans ce domaine linguistique encore si peu exploré.