Les parlers du Croissant : des langues à découvrir

Nicolas Quint et Maximilien Guérin

p. 2-3

Citer cet article

Référence papier

Nicolas Quint et Maximilien Guérin, « Les parlers du Croissant : des langues à découvrir », Langues et cité, 30 | -1, 2-3.

Référence électronique

Nicolas Quint et Maximilien Guérin, « Les parlers du Croissant : des langues à découvrir », Langues et cité [En ligne], 30 | 2021, mis en ligne le 20 mars 2021, consulté le 08 octobre 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/200

Et au milieu coule une rivière… Le titre français du film de Robert Redford pourrait servir d’introduction au cadre bucolique du Croissant, cette région surtout rurale qui dessine sur la carte une tache étirée en forme de demi-lune - d’où son nom - et ourle le versant septentrional du Massif Central depuis la Charente jusqu’aux confins orientaux de l’Allier, en passant par le nord de la Haute-Vienne, de la Creuse et du Puy de Dôme, le sud-est de la Vienne, ainsi que le sud de l’Indre et du Cher. Ses paysages sont généralement verdoyants, souvent vallonnés et sillonnés de multiples cours d’eau : Allier, Creuse, Gartempe, Sédelle, Vienne... Les chênes y alternent avec les châtaigniers, et vaches et moutons paissent dans ses pacages…

La zone géographique du Croissant

La zone géographique du Croissant

© Guylaine Brun-Trigaud

La zone géographique du Croissant, avec le détail des communes

La zone géographique du Croissant, avec le détail des communes

© Guylaine Brun-Trigaud

Situé au cœur même de l’Hexagone, le Croissant linguistique, zone où se rencontrent les langues d’oc et d’oïl, se joue des limites départementales et régionales. Ses frontières – parfois floues – sont avant tout déterminées par la nature des parlers traditionnels (souvent appelés ‘patois’) qu’une partie de la population continue d’y pratiquer. En effet, les idiomes du Croissant présentent simultanément des caractéristiques propres à l’occitan et aux langues d’oïl. Prenons à titre d’exemple le verbe chantar ‘chanter’, prononcé majoritairement [ʃãˈtɑː] ‘chantâ’ dans le Croissant : la terminaison de l’infinitif évoque celle de ses équivalents occitans plus méridionaux (limousin ou auvergnat chantar, occitan du sud cantar) tandis que la phonétique du terme se rapproche plus des langues d’oïl (‘ch’ prononcé le plus souvent comme en français contrastant avec des réalisations majoritaires ‘ts’, ‘tch’ ou ‘s’ en occitan auvergnat ou limousin).

Ce caractère mixte franco-occitan est finalement le principal trait commun qui permet de réunir les parlers du Croissant : les traits méridionaux (d’oc) et septentrionaux (d’oïl) se mêlent à des degrés divers dans chacun de ces parlers, contribuant à leur donner des physionomies contrastées et parfois à enrichir leur vocabulaire ou leurs capacités expressives. Ainsi, dans le parler de La Châtre-Langlin, commune de l’Indre située à l’extrême nord du Croissant, il existe deux mots équivalent au français ‘journée’1 : l’un, jòrnade [ʒorˈnad], avec une terminaison –ade typiquement occitane, désigne ‘l’ensemble des activités effectuées pendant une journée de travail’ tandis que l’autre, jòrnèïe [ʒorˈnɛj], d’origine oïlique, s’utilise pour parler du ‘temps qu’il a fait pendant la journée’. Les locuteurs du parler de La Châtre-Langlin distinguent donc une bone jòrnade ‘une bonne journée’, c’est-à-dire ‘une journée bien remplie (où le travail a été efficace)’ d’une bèle jòrnèïe ‘une belle journée (où le temps a été au beau fixe)’.

En dehors de ce profil intermédiaire oc-oïl, le Croissant linguistique présente aussi une diversité interne impressionnante, voire exubérante. Un exemple : ‘je chantais’ se dit i chantâve [i ʃãˈtɑv] à Cellefrouin (Charente), i chanti [i ʃãˈti] à Luchapt (Vienne) et Bussière-Poitevine (Haute-Vienne), i chantève [i ʃãˈtɛv] à Dompierre-les-Églises (Haute-Vienne) et à Genouillac (Creuse), i chantése [i ʃãˈtez] à Éguzon-Chantôme (Indre), i chantòve, [i ʃãˈtɔv] à Lourdoueix Saint-Michel (Indre) et Crozant (Creuse), i chanteu [i ʃãˈtø] à Azérables (Creuse), i chanteuve [i ʃãˈtœv] à Vareilles (Creuse), i chantïe [i ˈʃãtj] à Saint-Sébastien (Creuse), i chantave [i tsãˈtavə] à Gartempe (Creuse), i chint [i ʃɛ̃ˈtʃjɔ] à Naves (Allier), i chantin [i ʃãˈtɛ̃] à Châtel-Montagne (Allier). Cette profusion de formes et de variantes locales se retrouve à tous les niveaux de la langue : vocabulaire, prononciation, formes des pronoms… Ce degré de variation est exceptionnellement élevé, comparativement à d’autres zones romanes du territoire français ou de l’aire gallo-romane. Il est dû bien sûr au fait que, dans la zone intermédiaire du Croissant, on passe sur le terrain, en quelques kilomètres ou quelques dizaines de kilomètres selon les lieux, de parlers présentant des caractéristiques typiquement occitanes au Sud (ainsi, le limousin et l’auvergnat, variétés occitanes, présentent des contrastes entre voyelles atones finales, p.ex. òme [ˈɔme] ‘homme’ vs. femna [ˈfẽnɔ] ‘femme’, alors que les parlers du Croissant amuïssent complètement ces voyelles - p.ex. òme [ˈɔm] et femne [ˈfãn] à Saint-Priest-la-Feuille (Creuse) - ou les confondent sous la forme d’un ‘e’ [ə] - celui du français ‘le’) à des parlers présentant des caractéristiques propres aux langues d’oïl (poitevin-saintongeais, berrichon, bourbonnais d’oïl) où les terminaisons d’infinitif et de participe passé des verbes du 1er groupe, comme en français standard (infinitif chanter, participe passé chanté), contiennent généralement le son ‘é’ [e], contrastant avec les sons ‘a’ [a] ou ‘â’ [ɑ] que l’on trouve dans la majorité des parlers du Croissant, où l’on a respectivement chantar et chantat à l’infinitif et au participe passé. Mais la diversité des parlers du Croissant est aussi due à d’autres facteurs, d’ordre social : en effet, jusqu’au milieu du XXe siècle au moins, la majorité de la population de cette zone était sédentaire et vivait en milieu rural dans un habitat dispersé dont la cellule d’organisation était le hameau (appelé ‘village’ en français régional), un groupe de plusieurs maisons - dix à vingt tout au plus - dont les habitants (généralement au nombre de quelques dizaines) entretenaient des liens étroits. La majorité des habitants du Croissant apprenaient donc dans leur enfance le parler du hameau où ils étaient élevés, quitte à acquérir d’autres variantes au cours de leur vie en fonction des événements familiaux (mariages, installation dans un autre hameau…). L’appartenance à une même commune était aussi un lien fort entre les locuteurs : de fait, les communes actuelles descendent pour beaucoup des paroisses de l’Ancien Régime et leurs limites sont donc multiséculaires. L’église paroissiale et les commerces situés traditionnellement dans le ‘bourg’ (ou centre-village) représentaient des points de passage obligés pour les habitants des différents hameaux rattachés à une même paroisse et on observe donc souvent des traits linguistiques partagés par les citoyens d’une même commune, traits coexistant bien sûr avec les particularismes de chaque hameau ou groupe de hameaux.

Cette organisation de l’espace et de la langue a été largement ébranlée par les mouvements de populations (exode rural d’une part et arrivée de néo-ruraux d’autre part) qui se sont intensifiés à partir de la seconde moitié du XXe siècle. Le français, véhiculé par l’école et les médias, a massivement pénétré dans les foyers des hameaux les plus isolés et est désormais la langue maternelle ou première de la grande majorité des habitants du Croissant. Néanmoins, encore aujourd’hui, on trouve des locuteurs des parlers du Croissant dans une grande partie des communes et hameaux de l’aire concernée. Ces locuteurs représentent encore fréquemment 5 à 10 % de la population totale. Ils sont le plus souvent âgés mais il existe par endroits des personnes de moins de 40 ans qui ont acquis un parler du Croissant avant le français ou en même temps que la langue nationale. Les parlers du Croissant feront donc, pour plusieurs décennies au moins, encore partie du paysage culturel des régions où ils se sont développés et maintenus jusqu’à aujourd’hui.

Ces parlers, à la fois métissés et originaux, ont jusqu’à présent fait l’objet de trop peu d’études. En effet, les variétés dialectales du Croissant ont été historiquement considérées comme ‘hors-sujet’ ou ‘hors-domaine’ par la majorité des spécialistes de dialectologie française – qui les classent souvent dans le domaine de l’occitan – mais aussi par la plupart des tenants de l’occitan – du fait du caractère particulièrement francisé de ces parlers en comparaison avec des variétés plus méridionales de la langue d’oc. Situés dans un entre-deux, à la croisée de deux aires linguistiques à l’identité plus affirmée, les parlers du Croissant sont donc restés dans l’ombre. Il est temps désormais de les faire revenir sur le devant de la scène. En effet, les idiomes du Croissant constituent un patrimoine précieux et possédé en propre par l’ensemble des habitants de l’aire concernée, qu’ils soient ou non locuteurs. De façon plus générale, ils constituent aussi un pan du patrimoine culturel national et à ce titre méritent d’être inventoriés et décrits, à l’instar des caractéristiques architecturales, musicales, vestimentaires ou ethnologiques de chaque région. Outre leur intérêt patrimonial, les parlers du Croissant ont aussi un intérêt scientifique indéniable, notamment sur le plan linguistique, de par l’exceptionnelle diversité qu’ils présentent et du fait qu’ils sont traditionnellement pratiqués à la limite entre variétés d’oïl et d’oc, constituant du même coup un cas d’école pour les études consacrées au contact de langues. D’autres sciences pourraient aussi bénéficier d’un accroissement des connaissances disponibles sur les parlers du Croissant, ainsi de l’histoire et de l’ethnologie si l’on considère que la limite entre oc et oïl, que le Croissant recouvre en partie, suit un tracé proche d’autres grandes lignes de division telles que : celle entre les aires où on laboure avec des chevaux (au Nord) ou des bœufs (au Sud) ; la séparation traditionnelle entre les pays de droit écrit (au Sud) et ceux de droit coutumier (au Nord) ou encore la limite de l’usage typiquement méridional de la tuile canal pour couvrir les toits des maisons. Tous ces marqueurs culturels qui se chevauchent laissent penser que la frontière linguistique oc-oïl correspond à quelque chose d’ancien et de profond, que l’on ne pourra comprendre que par une approche ouverte et résolument interdisciplinaire.

1 Je remercie Michel Bidaud de m’avoir aimablement communiqué cet intéressant exemple.

1 Je remercie Michel Bidaud de m’avoir aimablement communiqué cet intéressant exemple.

La zone géographique du Croissant

La zone géographique du Croissant

© Guylaine Brun-Trigaud

La zone géographique du Croissant, avec le détail des communes

La zone géographique du Croissant, avec le détail des communes

© Guylaine Brun-Trigaud

Nicolas Quint

Directeur de Recherche au CNRS, LLACAN (UMR 8135-CNRS/LLACAN/USPC)

Articles du même auteur

Maximilien Guérin

Chercheur postdoctoral au projet ANR Croissant, LLACAN (UMR 8135-CNRS/LLACAN/USPC)

Articles du même auteur