Grâce à ses Outre-mer, la France possède une richesse linguistique insoupçonnée qui a été révélée en 1999, au moment de l’effervescence provoquée par la signature – mais la non-ratification – de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires. Dans son rapport sur « les langues de la France », le linguiste Bernard Cerquiglini a recensé 75 « langues parlées par des ressortissants français sur le territoire de la République », dont la majorité est en usage outre-mer. Sans les Outre-mer, ce nombre tomberait à 21 : 21 langues régionales dans l’Hexagone, 54 dans les Outre‑mer.
Le rapport distingue les langues des « départements d’outre-mer », au nombre de 15 et celles des « territoires d’outre-mer », au nombre de 39. Avec une telle présentation, les langues des Outre-mer sont d’emblée singularisées au sein des langues de France. Elles le sont, d’abord, au regard de leur situation sociolinguistique : nombreuses, les langues des Outre-mer sont aussi, pour certaines d’entre elles, particulièrement vivantes. Elles sont souvent les langues maternelles des populations locales et sont même, pour certains locuteurs, les seules langues maîtrisées. Les langues créoles en sont un exemple éloquent : les différents rapports de la délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF) font état de leur vitalité et indiquent que le nombre de locuteurs actifs est de plus de deux millions. Langue première de plus de 90% de la population, le créole réunionnais est la langue régionale la plus parlée de France.
Les langues des Outre-mer sont aussi des langues de France à part au regard de leur statut juridique puisqu’elles relèvent d’un double régime : en tant que langues régionales, elles sont régies par les règles adoptées en la matière, de la loi Deixonne à la loi Molac, en passant par l’article 75-1 de la Constitution. En tant que langues des Outre-mer, elles sont aussi régies par les règles relatives au statut des territoires dans lesquels elles sont en usage.
Les langues des Outre‑mer : des langues régionales comme les autres
Adoptée sous la IVe République, la loi n° 51‑46 du 11 janvier 1951 relative à l’enseignement des langues et dialectes locaux a ouvert la voie de la reconnaissance des langues régionales en droit français. Plus connue sous le nom de « loi Deixonne » qu’elle emprunte à son rapporteur, elle autorise l’enseignement des langues régionales dans le système éducatif. Elle vise toutes les langues régionales, bien qu’elle ne prévoie initialement son application immédiate que pour quatre d’entre elles, à savoir le breton, le basque, le catalan et l’occitan. Elle sera progressivement étendue à d’autres langues, dont certaines des Outre‑mer :
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le tahitien, par le décret n° 81‑553 du 12 mai 1981 ;
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quatre langues mélanésiennes – l’ajië, le drehu, le nengone et le paicî –, par le décret n° 92‑1162 du 20 octobre 1992 ;
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les langues créoles, par la loi n° 2000‑1207 d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000 ;
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le shimaoré et le kibushi parlés à Mayotte, par la loi n° 2021‑641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion, dite « loi Molac ».
Aujourd’hui abrogée, la loi Deixonne sera suivie de nombreuses autres dispositions législatives et réglementaires – la loi Molac étant la dernière en date –, reprises pour la plupart dans le Code de l’éducation (articles L.312‑10 et suivants). Ce droit des langues régionales a été couronné d’une reconnaissance dans la norme suprême par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008. La Constitution affirme désormais, en son article 75‑1, que « les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France ».
L’expression « langues de France » fait son entrée en droit français avec le décret n° 2001‑950 du 16 octobre 2001 modifiant le nom de la Délégation générale à la langue française (DGLF), qui devient donc la Délégation générale à la langue française et aux langues de France (DGLFLF). Ces dernières sont définies comme « les langues autres que le français qui sont parlées sur le territoire national et font partie du patrimoine culturel national ». L’expression sera par la suite employée dans d’autres textes, sans pour autant chasser celle de « langues régionales ». Dans un premier temps, la distinction a semblé se dessiner entre les « langues de France », expression consacrée dans le domaine de la culture et les « langues régionales », expression usitée dans le domaine de l’éducation. Mais elle sera finalement brouillée, l’expression « langues de France » se rencontrant également désormais dans les arrêtés fixant la répartition des postes offerts aux concours de recrutement de professeurs agrégés de l’enseignement du second degré, par exemple. Pour autant, l’expression n’a pas supplanté celle de « langues régionales », la seule consacrée au niveau législatif et constitutionnel.
Les dispositions générales relatives aux langues régionales concernent principalement le domaine de l’enseignement. Or, si elles semblent permissives, elles se heurtent au principe du caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales. Ce principe a été posé par les premières législations comme condition sine qua non d’existence d’un tel enseignement ; le Conseil constitutionnel lui a conféré valeur constitutionnelle en le rattachant au principe d’égalité. Sa jurisprudence, affirmée dans la décision n° 91‑290 DC du 9 mai 1991 relative au statut de la Corse et invariablement réitérée par la suite, établit en effet que l’enseignement des langues régionales « n’est pas contraire au principe d’égalité dès lors qu’il ne revêt pas un caractère obligatoire ». Elle précise qui plus est que ce principe du caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales vise non seulement les élèves mais également les enseignants et, plus généralement, l’administration scolaire dans son ensemble. Cela signifie concrètement que si les élèves ne sont pas obligés de suivre des cours de langue régionale, les écoles ne sont, pour leur part, pas non plus tenues d’organiser de tels cours. De fait, un élève qui souhaiterait suivre un tel enseignement ne pourrait contraindre son établissement à l’organiser. De même, un établissement peut très bien mettre en œuvre un enseignement de langue régionale mais rien ne lui garantit que celui-ci sera fréquenté par des élèves. De plus, rien ne garantit un élève qui commence à apprendre une langue régionale, qu’il pourra poursuivre cet apprentissage tout au long de sa scolarité. Aucun acteur de l’école n’est gagnant. Une telle situation, engendrée par l’application du principe du caractère facultatif de l’enseignement des langues régionales, est regrettable, en ce qu’il n’encourage pas du tout, au final, un tel enseignement. Outre-mer, ces dispositions ont parfois signifié un recul : ainsi en est-il en Polynésie française où, par une décision du conseil du gouvernement en date du 28 novembre 1980, la langue tahitienne a été, conjointement avec la langue française, proclamée langue officielle du territoire, enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et primaires : dès lors, l'extension de la loi Deixonne au tahitien en 1981 a rendu facultatif un enseignement qui était obligatoire.
La disposition constitutionnelle consacrant les langues régionales comme patrimoine de la France n’est pas davantage satisfaisante. Tel qu’il est formulé et situé, l’article 75‑1 de la Constitution soulève en effet plus de questions qu’il n’apporte de réponses : les doutes portent essentiellement sur l’indétermination de la notion de « patrimoine » et sur la création ou non d’obligations positives à la charge de l’État et/ou des collectivités territoriales. La position des juges pour lui conférer un contenu normatif était très attendue et la déception a été à la mesure de l’attente. Dans sa décision n° 2011‑130 QPC du 20 mai 2011 Mme Cécile L. et autres, le Conseil constitutionnel a considéré que « cet article n’institue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit ». Il dit ce qu’il ne permet pas mais ne fait pas la lumière sur ce qu’il permet.
Langues régionales, les langues des Outre-mer relèvent de ce statut général. Mais certaines d’entre elles bénéficient aussi de dispositions spéciales prévues par le statut du territoire dans lequel elles sont pratiquées.
Les langues des Outre-mer : des langues régionales aux statuts particuliers
Outre-mer, la question des langues n’est pas étrangère aux évolutions statutaires : ainsi en est-il des langues créoles, des langues kanak et des langues polynésiennes.
Les langues créoles
Les créoles ont été reconnus en tant que langues régionales par la loi n° 84‑747 du 2 août 1984 qui confère aux conseils régionaux de Guadeloupe, de Guyane, de Martinique et de La Réunion, compétence pour déterminer « les activités éducatives et culturelles complémentaires relatives à la connaissance des langues et des cultures régionales, qui peuvent être organisées dans les établissements scolaires relevant de la compétence de la région ». Cette compétence a longtemps appartenu aux seules régions d’outre-mer avant d’être étendue, par la loi n° 2013‑595 du 8 juillet 2013 à toutes les collectivités territoriales – communes, départements, régions. La loi n° 2000‑1207 d’orientation pour l’outre-mer du 13 décembre 2000 vise elle aussi les langues créoles sans les nommer, au moyen d’une périphrase énonçant que « les langues régionales en usage dans les départements d’outre-mer font partie du patrimoine linguistique de la Nation [et] bénéficient du renforcement des politiques en faveur des langues régionales afin d’en faciliter l’usage ». C’est la loi n° 2009‑594 du 27 mai 2009 pour le développement économique des Outre-mer qui les nommera expressément en affirmant que « les langues créoles font partie du patrimoine national ».
Les langues kanak
La Nouvelle-Calédonie se caractérise par un plurilinguisme dit « égalitaire » : aucune des nombreuses langues locales ne s’impose face aux autres, de sorte que le français est utilisé comme langue véhiculaire commune. Qui plus est, le français est la langue écrite, les langues vernaculaires relevant avant tout de l’oralité. La loi n° 88‑1028 du 9 novembre 1988 portant dispositions statutaires et préparatoires à l’autodétermination de la Nouvelle-Calédonie n’est, de ce fait, pas prolixe sur les langues. Elle se fixe abstraitement pour objectif d’adapter les formations aux particularités du territoire notamment par l’enseignement des langues locales (article 85, 1°). Le décret n° 92‑1162 du 20 octobre 1992 précité concrétise cet engagement en étendant l’application de la loi Deixonne à certaines langues mélanésiennes. Toutefois, c’est l’accord de Nouméa du 5 mai 1998 qui se montre plus véhément sur la question. Entre autres revendications identitaires, son article 1.3.3 dispose :
« Les langues kanak, sont avec le français, des langues d’enseignement et de culture en Nouvelle-Calédonie. Leur place dans l’enseignement et les médias doit être accrue et faire l’objet d’une réflexion approfondie ».
Cet accord, « constitutionnalisé » par la loi constitutionnelle n° 98‑610 du 20 juillet 1998 relative à la Nouvelle-Calédonie, et mentionné aux articles 76 et 77 de la Constitution, fait partie des normes de référence utilisées par le Conseil constitutionnel lors de son contrôle des lois organiques relatives à la Nouvelle- Calédonie et des lois de pays. Son article 1.3.3 susmentionné revêt par conséquent une valeur constitutionnelle et pourrait alors se poser la question de son articulation avec l’article 2 de la Constitution selon lequel « la langue de la République est le français ». Jouissant d’une protection constitutionnelle, les langues kanak, si elles ne sont pas érigées au rang de langues officielles, ne seraient donc théoriquement pas soumises à la condition qui frappe toutes les autres langues régionales quant au caractère facultatif de leur enseignement.
Les langues polynésiennes
Suite à la révision constitutionnelle du 28 mars 2003 relative à l’organisation décentralisée de la République, la Polynésie française s’est vue dotée d’un nouveau statut d’autonomie par la loi organique n° 2004‑192 du 27 février 2004. La question des langues fait l’objet du long article 57, lequel s’ouvre sur la proclamation de l’officialité de la langue française. Son alinéa 2 traite du tahitien et des autres langues polynésiennes et dispose, dans une formulation plus symbolique que juridique, que « la langue tahitienne est un élément fondamental de l’identité culturelle : ciment de cohésion sociale, moyen de communication quotidien, elle est reconnue et doit être préservée, de même que les autres langues polynésiennes, aux côtés de la langue de la République, afin de garantir la diversité culturelle qui fait la richesse de la Polynésie française ». Son alinéa 3 envisage les rapports privés et rappelle la règle, dans cette sphère, de la liberté linguistique. Ses alinéas 4, 5 et 6 régissent le domaine scolaire et prévoient que « la langue tahitienne est une matière enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et primaires, dans les établissements du second degré et dans les établissements d’enseignement supérieur ». Dans sa décision n° 2004‑490 DC du 12 février 2004, le Conseil constitutionnel n’a pas manqué de réitérer, à leur encontre, sa jurisprudence constante selon laquelle « cet enseignement ne saurait revêtir pour autant un caractère obligatoire ni pour les élèves ou étudiants, ni pour les enseignants ».
Modifiée par la loi n° 2015‑1268 du 14 octobre 2015 d’actualisation du droit des outre-mer, la loi d’orientation pour l’outre-mer vise désormais toutes les langues des Outre-mer :
« les langues régionales en usage dans les collectivités relevant des articles 73 et 74 de la Constitution et en Nouvelle-Calédonie font partie du patrimoine linguistique de la Nation ».
Le droit français à l’épreuve des pratiques linguistiques outre‑mer
Selon l’article 2 de la Constitution, « la langue de la République est le français ». Pour le Conseil constitutionnel, cela signifie :
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que l’usage du français s’impose aux personnes morales de droit public et aux personnes de droit privé dans l’exercice d’une mission de service public, ainsi qu’aux usagers dans leurs relations avec les administrations et services publics (décision n° 96‑373 DC du 9 avril 1996 Loi organique portant statut d’autonomie de la Polynésie française) ;
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que les particuliers ne peuvent se prévaloir, dans leurs relations avec les administrations et les services publics, d’un droit à l’usage d’une langue autre que le français, ni être contraints à un tel usage (décision n° 99‑412 DC du 15 juin 1999 Charte européenne des langues régionales ou minoritaires).
Outre-mer, l’application de l’article 2 de la Constitution a donné lieu à une jurisprudence constitutionnelle et administrative stricte.
L’arrêt du Conseil d’État du 29 mars 2006 Haut-commissaire de la République en Polynésie française en constitue une illustration patente : la Haute juridiction administrative annule une disposition du règlement intérieur de l’assemblée de la Polynésie française qui permettait aux orateurs, au cours des débats en séance plénière, d’utiliser au choix la langue française, la langue tahitienne ou l’une des langues polynésiennes. Ce faisant, le Conseil d’État invalide une pratique courante dans les assemblées des Outre-mer où nombre de conseillers échangent dans la langue régionale. S’ensuit un véritable jeu de dupes entre le Conseil d’État et les membres de l’assemblée polynésienne : à pas moins de trois reprises par la suite, le Conseil d’État a annulé des lois du pays polynésiennes au motif que des membres de l’assemblée s’étaient exprimés en tahitien, entachant la procédure d’adoption de l’acte d’une irrégularité substantielle. Seule l’oralité étant concernée, cette position rigide du juge administratif, qui n’a pas évolué avec le nouvel article 75‑1 de la Constitution, ne manque pas de surprendre.
Deux autres décisions du Conseil d’État relatives cette fois à l’acquisition de la nationalité française interrogent également sur l’inclusion des langues des Outre-mer dans le « patrimoine de la France ». Dans la première affaire (Conseil d’État, 23 octobre 1991, Ministre de la solidarité, de la santé et de la protection sociale, n° 109761), M. Ali X., de nationalité comorienne, résidant à La Réunion, demande l’autorisation de souscrire à la déclaration de réintégration dans la nationalité française. Le ministre de la solidarité, de la santé et de la protection sociale ayant rejeté sa demande, il saisit le juge administratif compétent – en l’espèce, le tribunal administratif de Paris –, lequel lui donne raison et annule la décision de refus. Mais en dernier ressort, le Conseil d’État va considérer que M. X « fait montre d’une compréhension très médiocre de la langue française qu’il parle peu et ne sait ni lire ni écrire et qu’il ne peut soutenir une conversation courante qu’avec difficulté » avant de conclure que :
« dans ces conditions, et alors même qu’il parlerait couramment le créole, fréquemment utilisé à La Réunion où il réside, le ministre de la solidarité, de la santé et de la protection sociale a pu légalement estimer que l’intéressé ne remplissait pas la condition d’assimilation à la communauté française ».
De même, dans la seconde affaire, dix ans plus tard (Conseil d’État, 7 novembre 2001, Maria Altagracia X, n° 212057), le Conseil d’État va-t-il considérer que :
« Mme X, ressortissante dominicaine, qui réside en Guyane depuis 1990, comprend et parle très peu le français, qu’elle ne sait ni lire ni écrire, et qu’elle ne peut soutenir une conversation courante en français ; que, dans ces conditions, et alors même qu’elle parle couramment le créole, qui est habituellement utilisé en Guyane, le ministre de l’emploi et de la solidarité a pu légalement s’opposer, en estimant qu’elle témoignait d’une assimilation insuffisante à la communauté française, à ce qu’elle acquière la nationalité française par mariage ».
Ainsi, des personnes résidant outre-mer et parlant la langue de cet Outre-mer – signe de leur assimilation dans ce territoire – mais ne maîtrisant pas le français ne remplissent pas la condition d’assimilation à la communauté française…
La question linguistique revêt dans les Outre-mer une importance qui trouve écho dans toutes les sphères de la vie sociale. L’enjeu de la promotion des langues des Outre-mer n’est pas uniquement la patrimonialisation ; pour les locuteurs, il concerne, plus fondamentalement encore, le plein exercice de leurs droits (en matière d’éducation, de santé, de justice notamment).