L’exemple de la Guyane...
Si tous les territoires ultramarins présentent une grande diversité linguistique – 54 des 75 langues de France étant issues des Outre-mer, la Guyane est, sans doute plus que d’autres, l’illustration même d’un territoire fortement multilingue. Généralement pensée comme une mosaïque de communautés linguistiques et culturelles juxtaposées issues de mouvements de peuplement liés à l’histoire coloniale, à l’esclavage, au bagne ou aux migrations économiques ou politiques plus récentes, la Guyane contemporaine offre cependant de multiples facettes : des reconfigurations sociales et urbaines importantes, une population jeune et démographiquement très dynamique, une part importante de migrants venant de pays proches dans un contexte de mobilités transnationales traditionnelles, en même temps que des problèmes d’accès à l’eau, à l’électricité et aux services de l’Etat par exemple pour des villages isolés ou pour des personnes n’ayant pour certaines jamais été scolarisées en français.
Si la population guyanaise est souvent plurilingue, mêlant différentes langues au sein de communications quotidiennes, la plupart des jeunes enfants ne parlent pas français avant d’être scolarisés. Alors que le français joue le rôle de gate keeper pour l’accès à l’emploi tertiaire qui représente 8 emplois formels sur 10, il n’a qu’une place congrue dans de nombreuses situations : on peut travailler ou avoir des échanges commerciaux en s’exprimant uniquement dans un créole à base anglaise ou en portugais du Brésil, par exemple. Une partie importante de la population peut ainsi avoir un degré de connaissance du français assez limité. Un problème important d’accès aux droits de la population en découle : accès à l’éducation, à la santé, à la justice et aux services publics en général qui s’adressent généralement en français à leurs administrés.
Multilinguisme des territoires
Il y a différentes manières de représenter la diversité linguistique à l’échelle d’un territoire comme celui de la Guyane. On peut notamment proposer une liste de langues, comme dans le tableau 1, insistant sur leurs caractéristiques linguistiques et sur la proportion estimée de locuteurs de cette langue. Dans ce tableau, une vingtaine de langues sont listées. Parmi elles, 12 se retrouvent sur la liste des langues de France établie en 2003 (Cerquiglini 2003), ce sont désormais les « langues de Guyane » pour lesquelles des dispositifs d’enseignement sont possibles (Goury et al 2000, Alby et Léglise 2005, 2016) même si c’est à titre expérimental (Lemercier, Muni Toke et Palomares, 2014).
On peut également proposer des cartes, représentant les différentes langues de première socialisation, acquises et utilisées au sein de la famille, comme la carte 1 ou représentant les langues les plus fréquemment parlées dans une zone géographique, comme la carte 2, c’est-à-dire les langues pouvant jouer un rôle véhiculaire localement. Par ailleurs, le détail de l’importance numérique de chacune des langues en fonction des localisations peut être consulté sur les schémas tels que 1 et 2 qui illustrent le multilinguisme des villes de Macouria et Saint-Laurent‑du‑Maroni.
Plurilinguisme des citoyens
Si on s’intéresse maintenant aux langues parlées par les individus, mes enquêtes ont pu montrer que les Guyanais sont plurilingues depuis leur jeune âge et que leurs répertoires linguistiques s’étoffent au fil des années, en particulier à l’adolescence et en tant que jeune adulte. On peut à nouveau représenter ce plurilinguisme de différentes manières.
Par exemple, à l’aide du schéma 3 suivant, on peut illustrer les langues utilisées par un enfant en fonction de ses interlocuteurs dans la famille :
On peut aussi donner à voir ce plurilinguisme se déployer lors d’interactions entre pairs (ici des jeunes adultes d’une vingtaine ou trentaine d’années à Saint-Laurent du Maroni mêlant des ressources linguistiques appartenant à 5 langues différentes) :
Monolinguisme des institutions ?
Le titre de cette troisième partie est volontairement provocateur. Car face à tant de multilinguisme, les institutions ne peuvent être monolingues même si certaines semblent promouvoir (voire exiger) une communication exclusivement en français alors que d’autres semblent faire des choix de communication par écrit dans certaines langues internationales et pas dans les langues des Outre-mer. Pourtant les acteurs sociaux qui y travaillent (agents aux guichets, personnel hospitalier, enseignants etc.) sont eux-mêmes souvent plurilingues. Lorsqu’on observe les affichages dans les différents services ou qu’on écoute les conversations qui se déroulent dans différents lieux, on a accès parfois à des exemples de communication plurilingue réussie mais aussi ce qu’on peut appeler des ratés de la communication.
L’un des domaines les plus alarmants en termes d’implications de ces difficultés de communication liées à l’absence de traductions systématiques, outre celui de la justice, est celui de la santé. Cette question est prise à bras le corps par certains hôpitaux, en France hexagonale, comme l’hôpital Avicenne et les hôpitaux signataires de la déclaration d’Amsterdam : « Vers des hôpitaux adaptés aux besoins des migrants dans une Europe de la diversité ethnique et culturelle ». Or, le même type de diversité, linguistique et culturelle, est présent à l’hôpital en Guyane, sans qu’une prise en compte systématique ne soit proposée. Je ne reviens pas ici sur les ratés de la communication ordinaire, en milieu hospitalier (Léglise 2007b), pour me concentrer sur les absences de traduction en langues locales de la signalétique publique.
La photo 1 ci-dessous a été prise à l’accueil de l’hôpital de Saint-Laurent-du-Maroni en 2005. On remarque que l’indication « accueil » n’apparaît qu’en français. En revanche, une interdiction est traduite dans deux langues internationales : l’anglais et le sranan tongo. Aucune indication en langue de Guyane n’apparaît.
Les photos 2 ont été prises le 14 mars 2020 à l’aéroport Félix Eboué de Cayenne. Il s’agit d’affiches de l’ARS indiquant les gestes barrières à effectuer en raison du coronavirus. Les documents affichés sont, outre l’original en français placardé à de nombreux endroits, une traduction en espagnol, une en sranan tongo, une en portugais du Brésil, la dernière en créole guyanais. Aucune langue de Guyane n’apparaît hormis le créole guyanais – ce qui, en tant que voyageuse présente ce jour-là au milieu de nombreux Guyanais m’étonne. On peut imaginer qu’en dehors de la dernière affiche clairement adressée aux Guyanais lisant le créole guyanais, les autres ne sont destinées qu’à des voyageurs venant de pays hispanophones, du Brésil ou du Surinam. Or, les jours suivants, cette absence de traductions en langues de Guyane fait réagir associations et population qui œuvrent pour proposer des traductions.
A partir du 17 mars 2020, le site de l’ARS-Guyane publie la traduction de ces consignes via des affiches dans 16 langues ainsi que des vidéos dans 19 langues parlées en Guyane, en particulier dans les langues amérindiennes (kalin’a, palikur, teko, wayana, wayampi) et les langues créoles non représentées à l’aéroport (notamment dans les langues des Marrons : nengee tongo, saamaka mais aussi en créole haïtien par exemple). Devant l’enjeu sanitaire de diffusion des gestes barrières, des solutions sont donc trouvées, même si elles sont bricolées. Le même succès n’est pas au rendez-vous pour expliquer la vaccination. En septembre 2021, alors que la Guyane est l’un des territoires où l’adhésion de la population à la vaccination est le plus faible, avec seulement 22 % de vaccinés, des spots explicatifs en français ne sont traduits qu’en deux langues locales (ndyuka et wayana), un dépliant uniquement traduit dans une langue de Guyane (https://www.guyane.ars.sante.fr/campagne-de-vaccination-contre-le-covid-19).
Comme on l’a vu, les choix des langues employées ou affichées ne sont jamais anodins. Si les institutions ne promeuvent bien souvent que le français, elles affichent parfois un plurilinguisme sélectif à propos duquel on peut s’interroger sur le circuit de décisions ayant abouti à ces choix. Ces choix ne font malheureusement apparaître que très rarement les langues des Outre-mer. Pourtant, l’exemple de la traduction des gestes barrières, avec affichages et vidéos ou spots radio en de multiples langues, montre que cela est tout à fait possible.
Conclusion
Face à un territoire multilingue par excellence et une population éminemment plurilingue mais qui ne maîtrise parfois pas le français, on pourrait s’attendre à la mise en place de politiques linguistiques demandant aux institutions de s’adresser aux citoyens dans les différentes langues que pratiquent ces derniers – tout du moins dans les langues identifiées comme « langues de Guyane » ou « langues de France » depuis une vingtaine d’années. Ainsi, dix ans après un premier constat (Léglise 2011), dans les domaines de la santé ou de la justice, je continue à me demander quel accès aux services publics est réellement possible pour des citoyens non francophones.
Pour réduire les inégalités, le rapport de la commission nationale consultative des droits de l’Homme (2017)1 recommande notamment la traduction des communications ainsi que la diffusion d’informations juridiques dans les médias locaux « dans le respect de la tradition orale et du multilinguisme propres aux territoires » ultramarins. Ces dernières années, après de nombreuses publications scientifiques, un certain nombre de rapports officiels préconisent une plus grande reconnaissances et utilisation des langues des Outre-mer ; les Etats Généraux du Multilinguisme dans les Outre-mer ont abouti à la déclaration de Cayenne (2011)2. L’avis du Conseil économique et social (2019)3 encourage enfin, pour une meilleure cohésion sociale, de valoriser les langues des Outre-mer non seulement dans l’éducation où « chaque enfant doit avoir la possibilité d’apprendre à lire et à écrire dans sa langue maternelle, au même titre que dans la langue française » mais également, dans les domaines de l’accès à la santé, l’éducation, la police, au droit et à la justice où « les pratiques de traduction, d’interprétation et d’accompagnement en langue régionale doivent être encouragées. L’expression orale en langues régionales peut être assurée dans les espaces d’accueil des services publics » de même que la signalétique à l’écrit.
Les constats ayant été clairement effectués et installés dans le débat public ces dix dernières années, on pourrait espérer que la tenue des Etats Généraux du Multilinguisme dans les Outre-mer, en octobre 2021 à la Réunion, permette de nous faire avancer vers une politique linguistique à la hauteur de la richesse portée par les outre-mer et des enjeux de justice sociale qui sont posés : une politique linguistique plurilingue et inclusive. L’accueil des citoyens par les services publics, dans au moins une des langues qu’ils parlent, même si ce n’est pas le français, devrait à mon sens être une priorité.