La Guyane est la seule région au monde où se côtoient des langues créoles à base française1 et des langues créoles à base anglaise. Parmi les créoles à base lexicale française présents en Guyane, on compte le créole guyanais, divers créoles des petites Antilles (guadeloupéen, martiniquais, sainte-lucien), et le créole haïtien. Parmi les créoles à base lexicale anglaise, on trouve l’aluku, le ndyuka et le pamaka (appelés aussi nenge(e)), le saamaka (créole anglo-portugais), le sranan tongo (la langue véhiculaire du Suriname voisin) ainsi que le créole anglais du Guyana ou Guyanese Creole.
Bien que les légères différences structurelles qui existent au sein des créoles d’une même base lexicale soient souvent brandies par les locuteurs pour marquer leur appartenance à un groupe (aluku, ndyuka, etc.), ou leur origine régionale (martiniquais, guyanais, etc.), l’intercompréhension en Guyane est presque totale au sein des locuteurs de créoles français, ainsi qu’au sein de ceux de créoles anglais (à l’exception peut-être du saamaka, dont la mixité anglo-portugaise limite l’intercompréhension avec les autres créoles anglais).
Depuis une trentaine d’années, les études sur les langues créoles font reculer les préjugés qui les réduisent au rang de langues simples, sans grammaire, avec peu de vocabulaire, même si ces idées persistent encore, parfois même au sein des populations créolophones. Aujourd’hui, on considère que ces langues sont un formidable « laboratoire » d’analyse de la faculté humaine de langage (Hagège, 1987) et qu’elles ont encore beaucoup à nous apprendre en particulier sur l’évolution des langues.
Cinq langues créoles à base française
Les langues créoles à base française parlées en Guyane sont toutes apparues au temps de l’esclavage durant la colonisation française à partir du XVIIe siècle. Depuis la départementalisation en 1946, en raison du faible solde des naissances chez les individus nés en Guyane et des nombreux apports liés à l’immigration, la communauté créole guyanaise est, comparativement aux autres, en régression numérique2 et on estime généralement que le créole guyanais est l’une des langues maternelles de 25 à 30 % de la population adulte. C’est sans doute la langue régionale la plus reconnue et la mieux diffusée officiellement : des programmes scolaires existent depuis une trentaine d’années (dont un dispositif bilingue à parité horaire depuis 2010 et un CAPES de créole depuis 2001), et les chaînes de radio et de télévision locales proposent des programmes en créole. Si l’usage du créole dans l’espace public est plus présent qu’il y a une dizaine d’années – du moins à Cayenne (le mouvement nou bon ké sa3, au printemps 2017, l’a bien montré), la situation de diglossie4 entre le français et le créole décrite pour les Antilles s’applique : huit emplois sur dix en Guyane sont dans le domaine tertiaire, les médias et les services, et nécessitent l’usage du français. Cet usage est également dominant dans le cadre familial5. Ainsi le rôle véhiculaire du créole est menacé par la place de plus en plus importante du français dans des domaines qui lui étaient autrefois réservés, et par le nombre croissant de locuteurs du nenge(e) dans l’Ouest. Par ailleurs, les familles créolophones transmettent principalement le français à leurs enfants. Ces derniers déclarent ne parler que le français à leurs parents, quelle que soit la langue dans laquelle leurs parents s’adressent à eux.
Les créoles martiniquais et guadeloupéens sont également parlés en Guyane, y compris par une partie de la communauté antillaise qui s’y est installée durablement (5 % de la population est née aux Antilles). Dans les enregistrements, on observe souvent des mélanges entre les traits guyanais (par exemple le pronom de première personne mo, le verbe ‘avoir’ gen) et les traits antillais (respectivement mwen, ni)6. Les variétés antillaises semblent peu transmises en famille : les enfants de parents antillais affirment ne parler que français dans le cadre familial mais être exposés à ces variétés soit auprès de leur famille élargie soit auprès de leurs amis.
Des vagues d’immigration, liées en particulier à la recherche de l’or aux siècles derniers, ont amené le créole sainte-lucien en Guyane. Mais il est de moins en moins parlé en Guyane, et essentiellement par une population adulte qui mélange les traits entre créole sainte-lucien, antillais et guyanais7. Les enfants en âge d’être scolarisés déclarent parfois com- prendre mais rarement parler cette langue, lui préférant le créole guyanais.
Le créole haïtien pour sa part est présent en Guyane depuis plus de 40 ans et demeure largement parlé dans la famille, et dans certains domaines professionnels tels que la maçonnerie. En revanche, cette langue pâtit des attitudes négatives souvent associées aux langues de l’immigration. « Haïtien ! » ou le jeu de mots « haï-chien ! » sont des insultes fréquentes dans les cours de récréation8. De nombreux témoignages attestent d’une « guyanisation » des échanges en créole haïtien : les différences les plus saillantes (par exemple les formes des pronoms de premières personnes mo et to) du créole guyanais sont parfois insérées dans les énoncés haïtiens9. Les enfants scolarisés se déclarent généralement trilingues : créole haïtien, créole guyanais et français.
Six langues créoles à base anglaise
Les langues créoles à base anglaise sont originaires – historiquement - du Suriname (et du Guyana pour le Guyanese Creole). Le sranan tongo s’est développé sur les plantations au Suriname, et est associé à la population créole d’origine africaine habitant à Paramaribo et dans les alentours où se trouvaient autrefois les plantations. Aujourd’hui c’est la langue nationale du Suriname qui fonctionne comme véhiculaire au Suriname également dans certaines zones géographiques en Guyane. Les locuteurs des langues qu’on dit parfois marronnes10 sont les descendants des esclaves en fuite des plantations (ou Marrons) et à chaque langue correspond un groupe ethnique traditionnel (Aluku, Ndyuka, Pamaka, Saamaka). Les locuteurs des trois premiers groupes utilisent souvent le terme nenge ou nengee 11pour faire référence à leur langue et le terme nengre pour renvoyer au sranan tongo. Ces deux termes attestent que ces deux langues sont perçues comme différentes12. À la fin des années 1990, de jeunes élus aluku ont proposé le terme businenge tongo (que certains écrivent dans une écriture francisée bushinengué) pour renvoyer aux langues marronnes (Price 2002)13. Ce terme est bien accepté par les locuteurs du ndyuka et du pamaka, mais son acceptation est variable parmi les locuteurs du saamaka. L’augmentation et la diversification importante de la population de l’Ouest guyanais après la guerre civile au Suriname a aussi eu des effets linguistiques. D’une part il y a eu beaucoup plus de contacts entre les variétés de langues marronnes et de l’autre il y a eu plus de contact entre les langues marronnes et le français, le néerlandais et le sranan tongo. Ces changements sociaux ont donné lieu à de nouvelles pratiques langagières multilingues. En parallèle, de plus en plus de personnes non marronnes se sont mises à apprendre ces langues. Leur variété d’apprenant est traditionnellement nommée basaa nenge(e). Tous ces phénomènes ont pour conséquence le fait que les locuteurs grandissant dans un contexte urbain en Guyane mettent moins l’emphase sur les différences entre les variétés marronnes. Les autodénominations ethniques trahissent un point de vue plus traditionnel, les termes généralistes comme nenge(e) ou businenge renvoient à une identité plus moderne. En revanche, la différenciation entre groupes marrons devient importante dans les périodes de crise par exemple.
Et le taki-taki ou le mawinatongo ?
Le terme taki-taki était utilisé par les non Marrons au Suriname au début du XXe siècle pour dénommer, de façon péjorative, d’abord le sranan tongo et parfois les langues des populations marronnes. Sa réapparition semble être liée aux changements qui ont eu lieu dans l’Ouest guyanais où il était d’abord utilisé par les non Marrons pour renvoyer à toutes les variétés à base anglaise car ces derniers n’avaient pas les moyens de différencier les langues. Son utilisation est rapidement devenue très péjorative mais cela semble moins le cas aujourd’hui. Ce « terme dans lequel le mépris côtoie l’ignorance »14, était décrit comme une dénomination provenant d’outsiders ignorants des réalités locales, mais semblait aussi évoquer, au début des années 2000, la constitution d’une koïnê entre les différents créoles à base anglaise ou d’une langue véhiculaire en émergence. Cependant, un certain nombre de Marrons se sont mis à l’utiliser pour désigner leur propre langue. Nous avons interprété cette utilisation de deux manières : soit pour prendre en compte l’ignorance de leur interlocuteur et ne pas avoir d’ennui, soit pour renvoyer à une variante urbanisée et pour se distinguer de leur famille qui venait des villages traditionnels (Léglise et Migge 2007)15. Les pratiques langagières décrites par le terme taki-taki recouvrent un ensemble de pratiques, allant du basaa nenge(e) au sranan tongo en passant par des variétés mêlant langues marronnes et sranan tongo et des variétés de nenge(e) srananisé, décrites dans Migge et Léglise (2013)16.
Récemment, un autre terme, mawinatongo, est apparu. Selon l’association Mama Bobi, il s’agit d’une langue non ethnique parlée le long du fleuve Maroni. S’agirait-il d’éléments déjà connus (les diverses langues et le sranan tongo ainsi que les nouvelles pratiques décrites ci-dessus) ou d’un système nouveau ? Si l’on analyse les exemples proposés dans les publications de l’association, il apparait clairement qu’il s’agit d’une variété très proche du sranan tongo et de ce que les linguistes appellent une variété de nenge(e) fortement srananisée, c’est-à-dire des pratiques qui s’appuient sur les langues traditionnelles mais qui ne sont pas représentatives de ces dernières. À Saint-Laurent-du-Maroni, ce nom, mawinatongo, est fortement associé aux actions de l’association Mama Bobi mais ne semble pas être couramment utilisé parmi les Marrons.