Poète, pédagogue, lexicographe, fabuliste et traducteur, Hector Poullet est un acteur majeur de la scène locale et un incorrigible polygraphe. A un âge où d’autres se retirent, il se voit aujourd’hui encore sollicité pour enseigner la langue ou pour assurer des conférences savantes. L’examen de sa bibliographie accuse un compte de trente-cinq ouvrages, publiés seul ou en équipe, dont on trouve ici un relevé. A cette production respectable, il faut ajouter nombre de préfaces, de traductions, de chapitres de livres, d’articles inclus dans des sommes collectives ou sur divers sites. Suivant la proposition de la Direction des Affaires Culturelles, nous avons conçu un film d’entretien, où l’on entend cette personnalité évoquer les épisodes significatifs de l’histoire récente de la Guadeloupe. La présente contribution ne pouvait se concevoir ni comme le verbatim de ce dialogue, ni comme le simple script du film. Nous choisissons donc d’éclairer deux épisodes mal connus de son action dans l’entrée du créole au collège et dans l’élaboration du premier dictionnaire du guadeloupéen.
Itinérance et diversité
Né en 1938, Hector aime rappeler la diversité de ses origines et le nomadisme de son enfance, avec un père originaire de Grande Terre et une mère de Basse Terre. Il vit une enfance de fils d’instituteur itinérant, balloté au gré des affectations parentales, aux quatre coins de l’archipel. Le bac en poche, il va à Paris pour poursuivre des études de sciences. Au fil d’un séjour qui se prolonge, il se bâtit une conscience d’étudiant migrant antillais engagé dans l’action culturelle. En 1968 il écrit une pièce de théâtre qui sera jouée par des amateurs mais dont le texte est aujourd’hui perdu et livre à un journal d’association le poème « Toua toua toupatou », qui lui vaudra sa première renommée.
De retour au pays natal, il est affecté au collège de Marie-Galante. Dans sa mémoire, son père n’avait pas de difficulté à inculquer le français et les bonnes manières à ses ouailles. Il pense donc que dispenser là un cours de maths ne devrait pas être bien compliqué. Il découvre pourtant que bonne volonté et bagage académique ne suffisent pas : ses élèves ne comprennent pas sa langue ! Le temps de diagnostiquer la nature de l’écart linguistique qui les sépare, il entame une introspection sur sa langue maternelle et décide de consulter le spécialiste du problème.
L’activisme pédagogique créole
Sorti major de sa promotion de l’Ecole Normale de Pointe-à-Pitre, Gérard Lauriette est l’enseignant qui s’oppose frontalement au dogmatisme scolaire. Refusant de se soumettre aux rappels à l’ordre des autorités, il a été radié des cadres. Persévérant, il ouvre une Institution privée à Basse Terre où il développe quelques principes simples pour inscrire l’école dans son contexte. Les petits Guadeloupéens sont créolophones, il faut éviter de faire la classe en français au premier jour de la rentrée. L’échange se déroule à l’oral, en créole, jusqu’à ce que l’enfant soit apte à lire et écrire en français. L’axiome « Zyé dan zyé, bra balan » (les yeux dans les yeux, les bras ballants), veut que l’élève vienne à l’école sans livre, qu’il soit en dialogue constant avec le maître, qui s’adresse à lui en le regardant, s’efforçant de l’ancrer dans son milieu, usant du code connu et reformulant en français les savoirs acquis, qui seront consignés plus tard dans un cahier.
Hector Poullet s’installe chez Lauriette, avec femme et enfants, dans la promiscuité de ce qu’il appelle un phalanstère. Il veut appréhender au plus près cet art de la déconstruction et du remodelage de l’apprenant. S’il apprécie la méthode, il n’en est pas pour autant un admirateur béat. Car l’instituteur réfractaire, assez paradoxalement, ne croit pas pleinement au statut linguistique du créole. Il le parle aux élèves parce que c’est leur usage habituel, qu’il peut d’ailleurs transcrire avec un code instable. Mais pas question d’en enseigner la grammaire, d’en proposer une orthographe, ou d’en étudier la littérature ! Au terme d’un temps d’imprégnation, ils apprendront le français et reprendront leur scolarité normale. Hector refuse cette conception. Si on recourt au créole comme un levier pédagogique, tirons-en les conséquences : posons-le comme une langue, construisons une orthographe, rédigeons une grammaire ! Pour faire vivre le débat, ils lancent ensemble une modeste publication, Muchach Bulletin de la créolité, qui ne connaîtra aucun succès.
Deux grands courants mobilisent alors l’opinion à propos de la graphie. Le premier est animé par Dany Bébel-Gisler, qui signe son retour au pays en publiant deux essais, et surtout une brochure de propositions graphiques, Kèk prinsip pou ékri kréyol. Professant un slogan devenu célèbre, « Il faut apprendre à la science à parler créole », elle donne forme concrète à ses convictions en ouvrant Bouadoubout, une école privée, où l’on enseigne en créole. Le centre ne connaitra ni le rayonnement ni la longévité de L’institution Lauriette et fermera les portes assez rapidement.
Fondé et animé par Jean Bernabé, le Groupe d’Etudes et de Recherches en Espace Créole se sert lui aussi d’outils scientifiques pour préparer la langue à « entrer à l’école ». S’appuyant sur deux revues (Espace Créole et Mofwaz), il expose et illustre un standard graphique distinct des prinsip de Bébel-Gisler. La graphie Gerec finira par gagner les faveurs du plus grand nombre d’usagers, grâce notamment au soutien du SGEG (Syndicat Général de l’Enseignement Guadeloupéen).
Au collège, Hector rencontre Danièle Montbrand, Sylviane Telchid et Moïse Sorèze, qui pensent comme lui que « le créole est le socle de la personnalité antillaise ». L’association Krèy est formée pour supporter L’expérience de Capesterre. En réalité les premières initiatives tiennent plus du concours de circonstances que du plan machiavélique. Lors d’une négociation d’emploi du temps, sa chef d’établissement a l’audace de proposer à Hector une heure hebdomadaire d’atelier « culture locale ». Il est demandé aux parents d’autoriser les adolescents à jouer, lire, écrire, à déclamer du théâtre ou de la poésie, bref à explorer les possibilités de la langue jusqu’alors interdite. Il ne s’agit pas du tout de l’exécution minutieuse d’un protocole ourdi par une équipe de didacticiens avertis mais bien de tâtonnements exploratoires. Simplement il est notoire que Krèy se bat pour l’officialisation à venir, qu’une grammaire et un dictionnaire sont en gestation, et que d’autres négociations se poursuivent. Immédiatement, la vigilance des bien-pensants est alertée. L’activisme anti-créole des conservateurs ne tarde pas à déclencher une polémique réclamant l’arrêt immédiat de l’expérience.
Grammaire et lexicographie
Krèy atteint son premier objectif en 1981 avec la reproduction offset d’un livret intitulé Grammaire Cm2 / 6ème - Français Kréyol - Livre du maître, signé de ses quatre membres. Après le chapitre 1 « Lire et écrire en créole », viennent 14 chapitres de grammaire, amorcés par un texte court, suivi de questions, d’observations et d’exercices dans les deux langues. Le souci de cohérence est constant mais l’usage indifférencié de la terminologie scolaire française peut suggérer l’identité des deux grammaires. Même si les auteurs répètent leur choix de faire primer le pédagogique sur le scientifique. Relevant d’une discipline peu apéritive en général, la Grammaire de 1981 comporte les faiblesses d’une première du genre. Conscients de leur statut de pionniers, les auteurs poursuivent leur parcours mais leur première production ne suscitera pas un grand intérêt.
Trois ans après, la même équipe, diminuée de Moïse Sorèze, fait paraître le Dictionnaire créole français Diksyonnè kréyòl-fransé, Avec un abrégé de grammaire, des proverbes et des comparaisons usuelles. A partir de divers recueils de mots, les auteurs arrêtent une nomenclature d’environ quatre mille entrées auxquels ils décernent un label d’authenticité (ils font le choix de ne pas retenir ordinateur, satellite ou télévision), et donnent un format à l’ouvrage, qui fleure encore l’amateurisme de la Grammaire. Personne ne disposait vraiment d’une formation en lexicographie, le seul modèle disponible était le Ti diksyonnè kréyòl - fransé d’Alain Bentolila, paru en Haïti en 1976. Il s’agit bien de l’œuvre de néophytes et la volonté de simplicité militante domine le souci académique. Mais, avec toutes ces réserves qui ne leur seront pas épargnées, le travail force le respect et suscite la curiosité.
Curiosité de certains mais aussi agacement d’autres. Lors d’une interview, Jean Bernabé laisse tomber une appréciation emportée qui révèle le sentiment de surplomb de l’universitaire sur le travail des amateurs. Ignorant la dimension lexicographique, le linguiste, qui vient de publier son monumental Fondal-natal, réserve ses flèches à la section grammaticale du livre. Il dénonce la faiblesse de l’information théorique et l’impropriété des analyses grammaticales. La réponse de Krèy est immédiate. Dans l’hebdomadaire Antilla, Hector Poullet se défend en insistant sur la différence entre recherche fondamentale et démarche de vulgarisation. Plus tard, la sentence tombe : « Pisimyé on lanp an kaz, olyé on zétwal an syèl » (Il vaut mieux une lampe à la maison qu’une étoile dans le ciel) pour proclamer sa proximité de la population. L’opinion publique sait maintenant que la cause créole, quelle qu’en soit la noblesse, est habitée par tous les travers de l’espèce humaine. Universitaires grammairiens et pédagogues lexicographes poursuivront encore l’échange de quelques piques mais la hiérarchie met un terme à la polémique. Récemment nommé, le recteur Juminer déclare son intérêt pour le créole et, pour donner une assise réglementaire à ces expériences sauvages, il dépêche auprès de Telchid et Poullet, une commission d’inspection. Cette instance conclura son rapport en certifiant la qualité des leçons conduites par les membres de Krèy. En dépit des rivalités inhérentes à l’action culturelle, le front des créolistes franchit heureusement l’étape d’officialisation. Le rectorat donnera des instructions pour qu’il soit procédé ailleurs à des aménagements similaires.
La rédaction du Dictionnaire accuse un bilan positif. Pour l’apprécier, on peut examiner son évolution au fil des rééditions successives. Celle de 1990 compte 120 pages de plus que la précédente. Elle se présente sous une couverture en carton fort, avec une « Préface » de Guy Hazaël-Massieux, et un « Abrégé de grammaire » rédigé par le linguiste Ralph Ludwig. La quatrième édition (Orphie, 2014) poursuit l’accroissement noté. Le livre double son nombre de pages et triple de volume. Les critiques formulées n’ont plus trait à l’incompétence des rédacteurs. On pourrait débattre de l’absence persistante de satélit et télévizyon alors qu’il est avéré dans la parole quotidienne. Les auteurs ont d’eux-mêmes admis que òwdinatè est entré dans la réalité de la langue !
Hector et la passion des mots
Nous voulions montrer comment l’aventure lexicographique est une forme de couronnement de L’expérience de Capesterre, et que l’ensemble aura été grandement profitable à l’écrivain Poullet, que ce soit pour explorer d’autres pistes didactiques (Apprendre le créole guadeloupéen, 2018), pour approfondir la lexicologie (Eléments pour un dictionnaire historique créole guadeloupéen, Bikamo kréyòl, 2017) ou encore pour continuer l’écriture de fiction (Fables et fariboles de Commère Boursatabac pour tout le monde, 2020).