Sholem-Aleykhem, le plus grand des écrivains humoristes en yiddish, se rendit à Paris en 1913, invité à lire ses textes au cours d’une soirée destinée au nombreux public yiddishophone de la ville. La soirée devait avoir lieu le lundi 29 décembre au Palais des Fêtes, au 199 rue Saint-Martin (10e arrondissement). Dans l’hebdomadaire parisien yiddish Der nayer zhurnal (« La nouvelle revue »), le rédacteur en chef Avrom Reyzen, une figure centrale de la scène littéraire yiddish du Paris de ces années-là, annonçait : « [la soirée] promet d’être festive et très joyeuse et nous sommes certains que personne ne manquera l’occasion de jouir de quelques heures d’une joie double : car lire Sholem-Aleykhem est une joie en soi, mais l’écouter lire soi-même ses propres œuvres redouble cette joie ! » Arrivé à Paris la veille de sa prestation, l’écrivain se rendit le lundi matin à la salle prévue pour sa lecture, accompagné par l’organisateur de la soirée, Marc Yarblum, un jeune militant du mouvement marxiste-sioniste Poale Zion. À son grand désarroi, Sholem-Aleykhem, qui avait une longue expérience des lectures publiques, constata immédiatement que la salle était très mal agencée pour ce type de soirée. « Mettez-vous devant la porte, le plus loin possible de la scène, et dites-moi si vous entendez ce que je lirai ici », ordonna l’écrivain à l’organisateur en montant sur l’estrade. Après la lecture, Yarblum, qui n’avait rien compris, lui assura pourtant que tout allait bien, gêné de reconnaitre que l’acoustique de la salle qu’il avait choisie était très mauvaise. Mais Sholem-Aleykhem n’était pas dupe. Il demanda à Yarblum de lui répéter précisément ce qu’il avait lu, ce que ce dernier se trouva dans l’incapacité de faire, et vit ses doutes concernant la salle confirmés.
Il était trop tard pour trouver un autre lieu et lorsque arriva l’heure de commencer la lecture, la salle était comble. Sholem-Aleykhem commença à lire et parmi les trois cents auditeurs s’élevèrent des voix : « Plus haut ! On n’entend rien ! »
Alors, Sholem-Aleykhem interrompit sa lecture, se leva, saisit sa chaise, descendit de l’estrade et marcha jusqu’au centre de la salle en fendant le public. Là, il posa sa chaise, s’y mit debout et dit d’une voix forte : « À présent, tout le monde m’entendra ». Debout sur sa chaise, au beau milieu de ses auditeurs, il continua alors sa lecture.
Cette soirée fit sur les esprits une telle impression que, cinquante ans plus tard, les yiddishophones parisiens qui y avaient assisté ont pu non seulement raconter cette anecdote à Y. Kornhendler, mais également rapporter avec une parfaite précision les titres exacts des textes que l’auteur avait lus depuis sa chaise dont il avait fait une estrade.