La Haskala et le rejet du yiddish
Le XVIIIe siècle a vu l’apparition de la Haskala, un mouvement de pensée juif européen influencé par les Lumières et dont le but était de réformer la société juive traditionnelle, de la faire sortir de sa réclusion et de sa situation d’ignorance des savoirs modernes et de l’intégrer aux sociétés civiles européennes. Dans ce contexte de pensée, le yiddish apparut comme le signe de l’exclusion et de l’ignorance des masses juives. Moïse Mendelssohn, la figure fondatrice de la Haskala, utilise à son propos le terme péjoratif de « jargon », évoquant le mélange peu harmonieux de différentes langues. Pour les maskilim (les partisans de la Haskala), qui combattent activement l’emploi du yiddish à la fois de l’intérieur du monde juif et auprès des autorités non-juives, les masses doivent renoncer à leur langue maternelle et la remplacer par la langue de l’État dans lequel elles vivent. Parallèlement, la Haskala préconise un réapprentissage de l’hébreu, langue de la Bible qu’on considère avoir été négligée par les Juifs au cours de siècles d’existence diasporique.
Naissance du yiddishisme
Dès le XIXe siècle émerge du sein de la Haskala un nouveau courant de pensée, dont le rapport au yiddish se modifiera sensiblement, d’abord pour des raisons pratiques : le souci d’éduquer les masses étant essentiel au projet de la Haskala (en hébreu, le terme « haskala » signifie littéralement « instruction »), certains de ses adeptes se mettent à envisager le yiddish comme un moyen privilégié pour atteindre les masses et se mettent à écrire des ouvrages qui leur sont destinés dans cette langue, tout en excusant dans des préfaces cet emploi peu digne.
Alors que la Haskala se propage au cours du siècle dans l’Europe de l’Est, la montée des idéologies nationalistes européennes influence une nouvelle génération de maskilim qui, surtout dans la Russie tsariste, en viennent à regarder le yiddish comme l’expression authentique – car populaire – de l’esprit de la nation juive. D’instrument, le yiddish devient peu à peu un but en soi, alors que se forme un groupe d’écrivains, de journalistes, de folkloristes et d’acteurs politiques, dévoués à la langue et qui peuvent être considérés comme les premiers yiddishistes. En ce sens, ce yiddishisme était une manifestation nationaliste dans la mesure où le nationalisme juif de cette époque n’avait pas nécessairement de prétentions territoriales mais s’attachait avant tout à déterminer et à mettre en valeur l’esprit du peuple juif et à défendre ses intérêts, dans un contexte de persécution et d’oppression.
Yiddishisme et hébraïsme
Le yiddishisme apparait donc comme une réponse nationaliste et particulariste à la tendance à l’intégration voire à l’assimilation que prônait la Haskala, et qui a pris des formes extrêmes dans les nombreux cas de conversion au christianisme. À la même période se développe un autre mouvement, le mouvement dit hébraïste qui rejette, comme le yiddishisme, l’injonction à l’assimilation tout en promouvant l’hébreu comme langue du peuple juif. L’hébraïsme, fondé sur la Haskala qui, déjà, militait en faveur du réapprentissage et de l’emploi de l’hébreu, se colore d’un caractère nationaliste de plus en plus marqué. Tous deux à la fois issus des valeurs de la Haskala et s’élevant contre elle, le yiddishisme et l’hébraïsme ne constituent pas, jusqu’à la fin du XIXe siècle, des mouvements entièrement distincts, et leurs positions idéologiques ne sont pas nécessairement antagonistes. Cela se manifeste en particulier dans la littérature, domaine crucial du projet national juif. Plusieurs écrivains choisissent d’écrire à la fois en yiddish et en hébreu et envisagent une culture nationale fondée sur les deux langues. La figure prééminente de cette tendance est Mendele Moykher-Sforim (pseudonyme de Sholem-Yankev Abramovitsh), écrivain bilingue qui passe pour le fondateur des littératures hébraïque et yiddish modernes. Même la conférence yiddishiste de Czernowitz, organisée en 1908 entre autres par Nathan Birnbaum et Khaim Zhitlovski, yiddishistes militants, proclame, après de longs débats, que le yiddish serait « une langue nationale », indiquant par cette formule qu’il n’en était pas la seule.
C’est davantage dans les années qui suivent que l’antagonisme entre les deux mouvements commence à s’intensifier. Le durcissement de l’opposition va de pair avec l’association grandissante du yiddishisme avec un nationalisme diasporique, représenté par le parti socialiste juif, le Bund, et par les Folkistes centristes, alors que l’hébraïsme s’allie progressivement avec le sionisme et s’engage pour un nationalisme territorial. Pour l’un des théoriciens principaux du Bund, Vladimir Medem, la préférence du yiddish est motivée par le fait qu’il est la langue de la classe ouvrière juive. L’hébraïsme sioniste, en revanche, aspire à se défaire de la culture diasporique à travers une injonction à l’immigration vers la Palestine ainsi qu’une rupture avec les langues de la diaspora, et avant tout avec la première de ces langues, le yiddish, parlé avant la Seconde Guerre mondiale par plus de 90 % des Juifs du monde.
Le yiddishisme après 1945
Le yiddishisme joue un rôle de premier ordre dans la politique juive jusqu’à la Seconde Guerre mondiale et la destruction de la culture juive européenne par le génocide nazi. Après la guerre, les valeurs yiddishistes continuent d’être transmises, à travers l’éducation, dans les milieux juifs laïques, surtout dans les deux Amériques, alors même que le nombre de yiddishophones parmi les Juifs non religieux continue de diminuer. Avec le déclin de la classe ouvrière yiddishophone, les valeurs socialistes autrefois associées au yiddishisme ont peu à peu perdu de leur pertinence politique. Au cours des dernières décennies, le yiddishisme a changé de signification et de rôle ; il a pris une signification intellectuelle et culturelle plutôt que politique. Aujourd’hui, un yiddishiste n’est plus quelqu’un qui met ses efforts au service de la promotion du yiddish comme la langue nationale des Juifs, mais quelqu’un qui s’engage pour la conservation, la transmission et l’étude de la langue, de sa culture et de sa littérature.