Grandes tendances et grands textes de la littérature yiddish ancienne

Arnaud Bikard

p. 5

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Arnaud Bikard, « Grandes tendances et grands textes de la littérature yiddish ancienne », Langues et cité, 27 | 2015, 5.

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Arnaud Bikard, « Grandes tendances et grands textes de la littérature yiddish ancienne », Langues et cité [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 31 mars 2022, consulté le 25 avril 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/329

La littérature yiddish ancienne existe depuis les débuts de la langue yiddish, c’est-à-dire depuis que la langue a commencé à se distinguer de sa cousine allemande. Un manuscrit datant de 1382, conservé à Cambridge, a préservé une série d’œuvres qui diffèrent déjà, sur des points essentiels, de la littérature allemande contemporaine. Par l’écriture, bien sûr : tous les textes en yiddish ancien ont été rédigés en caractères hébraïques. Mais aussi par leurs thèmes : plusieurs poèmes du manuscrit sont consacrés à des figures bibliques : Moïse, Adam et Ève, Abraham, Joseph. D’autres textes sont plus probablement des adaptations de textes allemands contemporains : un extrait de roman de chevalerie narrant les péripéties du Duc Horant et une fable consacrée à un vieux lion. Ce vénérable manuscrit nous présente d’emblée deux tendances essentielles de la littérature yiddish ancienne : d’un côté la composition d’œuvres originales ancrées dans la tradition religieuse, éthique, folklorique des Ashkénazes, de l’autre l’adaptation d’œuvres de divertissement provenant du monde chrétien. Le premier groupe réunit d’abord des œuvres d’éducation religieuse, écrits pour les femmes, ou pour « les hommes qui sont comme des femmes » (c’est-à-dire qui ne connaissent pas l’hébreu) : traductions de la Bible, livres éthiques, commentaires bibliques, guides de comportement. La « Bible des femmes » (Tsene-rene), véritable best-seller de la littérature yiddish du XVIIe siècle jusqu’au XXe, propose une fascinante lecture du texte sacré qui s’appuie généreusement sur les récits légendaires hérités des commentateurs traditionnels.

De la fin du XVe siècle au début du XVIIe, la plupart des livres de la Bible comportant des récits héroïques ont été adaptés en vers, dans des poèmes qui offrent une forme d’épopée nationale : les plus longs, le Livre de Samuel et le Livre des Rois comportent près de 8 000 vers. Le duel de Goliath avec David, ou celui de Salomon avec le démon Asmodée ne cèdent en rien, pour l’héroïque et le merveilleux, aux romans de chevalerie chrétiens. Au début du XVIIe siècle, le conte en prose prend le relais du modèle chevaleresque en voie d’épuisement.

Pour s’opposer aux contes profanes, on réunit des anthologies de contes dont les protagonistes essentiels sont des figures du Talmud ou des rabbins médiévaux.

À cette littérature « livresque » viennent s’ajouter une série de poèmes composés pour réjouir directement le public ashkénaze lors de cérémonies joyeuses : mariage ou carnaval. Les poèmes récités alors s’appuient volontiers sur la satire et la parodie. C’est ainsi que s’est progressivement développée la tradition du théâtre de Pourim (Purim-shpil) qui ne prend forme vraiment dramatique que vers la fin du XVIIe siècle. Il ne se prive pas de représenter Esther et Mardochée dans les situations les plus grotesques.

Enfin, des œuvres, en général allemandes, ont été adaptées pour le public juif d’une façon plus ou moins créative. Les livres populaires reprennent essentiellement leur modèle se contentant de masquer les références les plus gênantes aux traditions chrétiennes. Plusieurs versions d’un roman de chevalerie consacré au roi Arthur nous sont ainsi parvenues. Mais certaines des adaptations peuvent être regardées comme de véritables recréations. Les cas les plus remarquables ont été produits en Italie où la littérature yiddish ancienne a connu une sorte d’âge d’or tout au long du XVIe siècle. Les deux romans de chevalerie de l’humaniste Elia Lévita (1469-1549), le Bovo Dantona et le Paris un Vyene, bien qu’ils adaptent des œuvres italiennes, sont traversés par un humour dévastateur et savent puiser aux sources les plus nobles de la littérature italienne, notamment chez l’Arioste. Le recueil de fables anonyme Le livre des Vaches offre une relecture très idiomatique du modèle ésopique : le corbeau y entonne des chants comme pour honorer le Nouvel An juif et le Renard y attrape le fromage comme les Juifs recevaient la manne dans le désert !

Arnaud Bikard

université Paris 4 - Sorbonne