Nous ne pouvions pas parler du platt et des habitudes de vie qui l’accompagnent sans évoquer les rencontres provoquées par les migrations économiques vécues au XXe siècle par la Lorraine. Le développement de la sidérurgie, adossé à celui des mines et prolongé par l’économie de toute une région, a fait se rencontrer les populations locales (« plattophones » ou pas) et étrangères ou de passage, dans les cités minières ou ouvrières, sous le signe de la chaleur et de la solidarité. Nous avons décidé, pour évoquer cette dimension fondamentale du contexte francique, de nous appuyer sur un merveilleux livre, publié en 1987 mais pas démodé. Il rend compte d’une enquête réalisée par quatre jeunes gens réunis à Thionville autour d’un photographe entre 1985 et 1987, pour former le groupe « Ensemble et Autrement ». Ils ont interrogé 26 habitants et habitantes de la Lorraine ouvrière et paysanne. Ecoutez leur parole ; elle a presque 30 ans mais n’a pas pris une ride. Nous la restituons telle quelle.
La ronde des langues, autour du platt
Marie M. : « Puis la caserne s’est construite (…). Tous les chefs ne parlaient que le français. Ainsi j’étais habituée autant au français qu’à l’allemand, sans parler du platt. » (p. 31)
Julien de Bass-Ham vient du Nord et il épouse une fille de Bass-Ham : « Mon intégration n’a pas posé de problème particulier. Bass-Ham était un milieu paysan qui avait conservé toutes les anciennes traditions. J’avais les miennes qui venaient du Nord et n’étaient pas tout à fait les mêmes. Mais (…) l’entente était plutôt bonne (…) la tolérance réciproque se trouvait assez bien partagée. Je pense également qu’on m’était reconnaissant d’avoir fait l’effort d’apprendre le dialecte. » (p. 161)
Orlando, qui vient de Milan, est boucher à Thionville : « Je parlais très bien l’allemand, je l’avais appris à l’école. Tous les commerçants du pays ne passaient pas sans venir me dire bonjour. Et alors là j’ai appris le geescht de mat1, le patois d’ici. » (p. 141)
Irma, polonaise, tient une boutique « Sanal » à Nilvange : « J’avais beaucoup de Lorraines comme clientes ; certaines ne parlaient que l’allemand, d’autres parlaient le patois. Ce n’était pas le vrai allemand, plutôt le platt comme on dit ici. Alors j’ai dû apprendre. Sur le tas. Je me débrouille en espagnol, en polonais, en italien, (…). Quand les gens viennent chez moi, ils se sentent en confiance. Ils savent que je comprends leur langue, que je la parle un peu. » (p. 151)
Lussian, vient du Frioul en Italie : « J’ai dû me débrouiller pour me faire comprendre. Avec les Maghrébins, je me débrouillais… Maintenant, ça ne me revient pas mais des mots comme « planche », « pioche », « pelle » et d’autres choses comme « faire ci », « faire ça » : j’y arrivais. J’avais appris aussi un peu de turc. Quand j’étais en chantier dans le coin de Bitche, on ne parlait que l’allemand, et les vieux parlaient le platt de là-bas. Et bien, il fallait se débrouiller. Alors tu prends ton carnet, ton livre et tu cherches. » (p. 179)
M. W. de Guénange, arrivé de Pologne : « À la maison, parmi nos voisins, il y avait des Alsaciens, des Vosgiens, puis un Polonais… Il y avait un peu de tout. Au début j’ai été surpris par la langue parlée des gens d’ici. Je me posais des questions. Je venais d’arriver et on me parlait allemand. Pourtant je suis en Moselle, je suis bien en France. » (p. 193)
L’allemand, cette langue voisine
Marie M. vient de Halstroff : « Pendant les 5 années d’occupation, personne n’a fait son service militaire en France. Mon mari, comme il travaillait à l’usine, il avait été appelé et pris de force pour travailler en Allemagne, près de Francfort. Il parlait le platt, comme moi, mais là-bas, au milieu des Français, il a appris tout de suite à parler le français. Il était de la Sarre où les habitants parlent aussi notre patois, comme ici, mis à part une paire de paroles qui changeaient. » (p. 29)
Jean V., de Baslieux : « Je suis né là-bas en Slovénie. (…) Les Allemands disent Streichhözer et les Autrichiens disent Zündhözer, c’est-à-dire le bois à allumer et l’autre, le bois à frotter. Il n’y avait pas de difficulté de langage. (…) Chez nous on parlait slovène, on devait parler le haut-allemand avec les autres : et les gamins parlaient le platt, comme langue secrète. A Bass-Yutz, l’instituteur a voulu savoir quelle langue on parlait et pour moi il a écrit sur son cahier : « parle luxembourgeois ». (…) Moi je parle le platt parce que je ne peux passer à côté d’une langue sans l’apprendre. Je sais parler l’alsacien. Au troisième verre de Gerwurtstraminer, ça va… Le platt est une langue courante. (p. 237)
Nos amis les Gitans
Marie M. : « Et puis il y avait des vendeurs de tapis : des Sidi ou des Mouchi-Mouchi, des Gitans. Ils faisaient aussi des paniers pour les vendre. On donnait à manger à leurs enfants, et quand on avait des vêtements qu’on ne mettait pas, on leur donnait. Ils disaient souvent : « Schnitt mir e Stück Speck ! ». Ils parlaient allemand et alsacien, ou en patois. Ils venaient avec leur charrette, un cheval, une belle caravane en bois. » (p. 35)
Hojok, de Morschbach : « La première fois qu’on est venu ici, à Forbach, on rentrait dans un bistrot : « Est-ce qu’on peut jouer ? », « Oui ! ». Tous les soirs on faisait notre tournée, de café en café. Les gens étaient contents d’entendre de la musique. (…) Maintenant les petits continuent à parler le romanès, ça se perd pas. Ils parlent le français, l’allemand, le platt, mais aussi le romanès. » (p. 89)
Dino Z., de Thionville, est italien et musicien : « Il m’est arrivé de faire deux ou trois méchouis avec d’autres Gitans. Ils étaient de passage avec leurs caravanes : « Ce soir on fait une fête à Manom ! Venez manger avec nous ! ». Le soir j’étais un peu en retard car j’avais averti quelques amis qui aiment la musique tzigane, bref j’étais en retard. Eh bien figurez-vous qu’ils nous ont attendus pour commencer à manger ! Ils nous avaient prévu nos places ; Il y avait un énorme feu de bois. On a joué tard dans la nuit. (…) Ils parlaient un peu l’allemand et le français, parfois aussi le platt : le strict nécessaire, ils ne venaient que pour la musique, il fallait bien se débrouiller ! Entre eux ils parlaient leur langage à eux – allez savoir ce que c’est ! » (p. 285)
Mélanges de vies et d’amitiés
Lourenço du Cap-Vert travaille à Fameck : « Au port d’Illange, tout le monde avait un petit nom. Le contremaitre m’appelait « Baluba », je ne sais pas pourquoi. Il y avait « Cigogna » parce qu’il venait d’Alsace. Il y en avait un autre, c’était « Pastasciutta », et un autre « La Bête des Vosges » parce qu’il était des Vosges. Je n’ai jamais connu de racisme au travail. » (p. 69)
Jean S., Nilvange : « J’ai toujours bossé à la mine d’Angevillers. (…) Tous les bistrots avaient une salle, de danse ou de réunion. Là ils faisaient le manger : les saucisses banches, les knacks, la choucroute, le lard… Ce sont les femmes qui s’occupaient du manger, les femmes de mineurs. Elles étaient ensemble : lorraines, polonaises, italiennes… (…) Quand les mineurs arabes sont arrivés, ne t’en fais pas, tout était réglé ! Tu crois peut-être que, dans les petits patelins, les gens sont fous ? Du moment que les Arabes ne mangeaient pas de cochon, i y avait tout ce que tu veux, sauf du cochon. On faisait à manger pour eux. (…) En ce temps-là, c’était une ambiance comme ça. » (p. 223)
Maria, du Portugal, vit au Konacker : « Le mari de ma sœur la plus âgée, c’est un Lorrain, vraiment un Lorrain, ses parents étaient agriculteurs, de Budange, près de Fameck. Mon autre belle-sœur a un père breton et une mère lorraine. (…) Fernando, mon autre gendre, ses parents son italiens. Nous ne connaissons pas beaucoup de Portugais ; c’est pourquoi mes enfants se sont mariés avec des Italiens, des Français. » (p. 251)
Le goût des langues
Conchita, espagnole de Hayange : « Mme J., elle est d’ici mais elle est italienne, née à Hayange (…). Dans la bonneterie, chaque fois on parle et une dit : « tu me l’écris cette recette ? ». J’ai appris à faire la pizza, le couscous. Une Algérienne elle disait comment elle faisait, et une autre disait : « ah non ! », elle disait qu’elle mettait des morceaux de carottes grands comme ça, une autre des plus petits, ou seulement un bouillon avec des aubergines, des courgettes et des pois chiches. Une faisait la semoule à la main, l’autre à la fourchette. (…) Moi je donnais les recettes : la madeleine, la paella, le cocido. » (p. 49)
Julien : « Lorsque nous allions dans ma famille, dans le Nord, ma femme s ’informait de la confection des plats qui lui plaisaient et, réciproquement, ceux du nord qui nous rendaient visite n’oubliaient pas d’en faire autant. Nous ramenions certains ingrédients de nos voyages (…). Ainsi en fut-il de la vergeoise, ce sucre onctueux et blond qui fait des tartes si succulentes qui sont une des spécialités du Nord. (…) Et la présence des Italiens nous a apporté les pâtes et les pizzas, tandis que celle des Arabes nous a donné le couscous. » (p. 161)
Rosetta, de Thionville : « Dans ma belle-famille, ils apprécient le café italien. Ils ont voulu avoir une cafetière italienne, parce que les Lorrains ne boivent pas tellement de bon café ! Eux ils m’ont appris à faire des gâteaux, les tartes. Quand je vais en Italie, je fais aussi des tartes là-bas, avec la rhubarbe. (…) Je ne connaissais pas les tartes aux quetsches, aux cerises, aux mirabelles… la quiche lorraine ! » (p. 145)
Jean S. : « Nous étions un pays de trois-frontières, on ne faisait pas de la cuisine slave mais de la pollenta, des pâtes et des gnocchis. En même temps, il y avait aussi les Kartoffelschnitzel Knödele, des quenelles de patate, à l’intérieur on met une quetsche. (…) Il y avait le Keiserschmarn et plein de trucs absolument indescriptibles. Faire le pot-au-feu, ça existait pas en Moselle, c’était le Reindfleeschzopp, c’est le potage, un morceau de bœuf, des patates rôties, et ensuite une tarte aux mirabelles. » (p. 223)
Maria, du Konacker (Portugal) : « Le couscous c’est le même problème. Quand on habitait en haut, au Konacker, il y avait une famille algérienne, et une fois j’ai demandé un peu à la fille de m’expliquer comment on fait le couscous ; moi je ne savais pas faire la semoule. Quand je le fais, on me dit que mon couscous est bon ! » (p. 251)
Finissons sur cette remarque de Jean V., le Slovène : « La seule chose qu’il y avait de certain, c’est qu’un cerveau qui ne parle que le français, c’est un petit cerveau. Un cerveau qui parle le platt, l’autrichien, le polonais, le slovène, eh bien ce cerveau il devient un peu plus gros. »