Supposons qu’on vous dise « Le député européen, Claude Martin [que vous ne connaissez pas], souhaiterait s’informer sur votre métier et s’entretenir quelques minutes avec vous ». Qui vous attendez-vous à rencontrer ? Quelles images mentales se forment dans votre esprit ?
Allez-vous imaginer, par exemple, que ce député européen pourrait porter une robe et des chaussures à talons hauts ? Sans doute pas, si vous réagissez comme la plupart des francophones. Pour la majorité d’entre eux, en effet, quand ils renvoient à un individu déterminé, les noms masculins désignent des hommes, et c’est donc prioritairement une image masculine qui est associée à député européen. Dire ou écrire (comme l’a fait un certain usage à partir de la fin du 19e), à propos d’une femme, qu’elle est chirurgien, ou conservateur, ou secrétaire perpétuel, ou Premier ministre, ou député européen, etc. c’est déroger à une norme fondamentale du français. Celui-ci, dès les origines, a distingué chirurgien et chirurgienne (cyrurgienne attesté en 1350), drapier et drapière (drapiere, drappiere : 1344), mire (du latin medicus) et miresse (attesté vers 1350), tisserand et tisserande (attesté en 1338), etc. Même les titres de prestige se déclinaient différemment pour les hommes et pour les femmes : il y a eu, dénommées au féminin, des abbesses, des prieures, des gouvernantes des Pays-Bas, des régentes, des surintendantes, etc. Tout comme des ambassadrices et des générales. Là-dessus, certains objecteront : « Oui, mais c’étaient des épouses d’ambassadeurs ou de généraux ». Parfois. Mais pas nécessairement : ainsi, générale était aussi le titre donné à des supérieures de congrégations religieuses, et quand, en 1645, Mazarin confie une mission en Pologne à Renée Du Bec (elle doit conduire au roi Ladislas IV son épouse, la princesse française Marie de Gonzague, qu’il a épousée par procuration, et s’assurer que le mariage est consommé), c’est à titre personnel qu’il la nomme ambassadrice extraordinaire.
Mais ce n’est pas l’écart par rapport à la norme linguistique qui a inquiété les pouvoirs politiques de différents pays quand, à la fin du 20e, ils se sont engagés en faveur de la féminisation des noms de métiers, titres, grades et professions (voir Dister et Moreau dans le présent numéro). D’autres enjeux, psycho-sociologiques, les ont mobilisés. En effet, si les dénominations masculines sont prioritairement interprétées comme renvoyant à des hommes, elles masquent la place effective occupée par les femmes dans la société. Le point est particulièrement crucial quand il s’agit de postes à responsabilités ou de postes de prestige. Par ailleurs, désigner une femme par un terme masculin revient à nier une composante essentielle de son identité. Le débat s’inscrit donc dans un cadre plus général : c’est la question de l’égalité entre les femmes et les hommes qui est en cause.
Jusqu’ici, nous n’avons évoqué que des dénominations renvoyant à des femmes exclusivement. Qu’en est-il quand on veut parler d’un ensemble comprenant des hommes et des femmes ? Doit-on s’abstenir de dire ou d’écrire Les électeurs seront mécontents, par exemple ? Faut-il nécessairement éviter les masculins et recourir à des formulations du type Les électeurs et les électrices seront mécontent-e-s, Les électeurs/trices seront mécontent/e/s, ou L’électorat sera mécontent, etc. ?
Sur ce point, qui concerne ce que l’on nomme la rédaction non sexiste des textes, les guides de féminisation publiés en France1 et en Belgique2 se montrent très réservés. On peut supposer qu’il y a à cela différentes raisons. Les représentations que l’on se fait des catégories sociales ne sont pas dictées que par la langue. Quand on lit Les électriciens ont terminé leur travail, on pense certes a priori que le masculin renvoie seulement à des hommes. Mais ce serait vrai aussi si au lieu de électriciens, il était question de chauffagistes. Or, en ce cas, ce qui oriente notre interprétation, ce n’est pas le linguistique, puisque chauffagiste ne comporte aucune marque de genre (le mot est épicène), c’est notre connaissance de la manière dont, actuellement, cette profession est composée dans les faits.
Qu’en est-il lorsque les catégories professionnelles ou sociales se répartissent entre hommes et femmes de manière équilibrée ? Si on nous dit que « ces deux pianistes ont proposé une interprétation magistrale de la sonate de Mozart », pensons-nous prioritairement que ces virtuoses étaient des hommes ? Si nous lisons « Les Nancéiens avaient été nombreux à se rassembler pour acclamer les jeunes mariés », les emplois du masculin nous amènent-ils à concevoir qu’il s’agissait d’un mariage entre hommes et que les Nancéiennes étaient restées chez elles ? Assurément pas. Et dans le cas des jeunes mariés, c’est assurément l’image du mariage entre un homme et une femme qui sera la première à nous venir à l’esprit.
Autrement dit, un masculin n’est pas l’autre. Et un contexte n’est pas l’autre : s’il est assez peu utile, dans le compte rendu d’un colloque, d’indiquer systématiquement qu’il réunissait des enseignants et des enseignantes, cela fait sens, dans la perspective de l’égalité entre hommes et femmes, qu’une offre d’emploi soit libellée en spécifiant les deux genres (Engage un directeur ou une directrice). Mais autant il semble clair que le féminin s’impose, lorsque les noms renvoient à une ou des femmes exclusivement, autant il parait difficile de dégager quelque règle générale, qui n’alourdirait pas considérablement la rédaction et la lecture des textes, pour la désignation des ensembles composés d’hommes et de femmes.