Pratiques graphiques du genre

Julie Abbou

p. 4-5

Citer cet article

Référence papier

Julie Abbou, « Pratiques graphiques du genre », Langues et cité, 24 | 2013, 4-5.

Référence électronique

Julie Abbou, « Pratiques graphiques du genre », Langues et cité [En ligne], 24 | 2013, mis en ligne le 12 juin 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/421

Parler de genre, c’est dire que le rapport entre masculin et féminin, hommes et femmes, est une signification élaborée qui varie historiquement et socialement. Comme toute élaboration sociale, le genre est donc façonné par notre mise en mots. Au travers du langage, se renforcent, se négocient et s’éprouvent – au sens de mettre à l’épreuve aussi bien que de ressentir – les identités de genre. C’est de cette négociation des formes et frontières du genre que participent les innovations graphiques du genre : lecteurs/trices exigeant(e)s, auteur-SEs baroques, écrivain-es peu frileux.euses, et autres explorateureuses du langage, illes sont toustes concerné·e·s.

L’hétérogénéité de ces nouvelles pratiques, que l’on voit apparaitre principalement depuis les années 2000, repose sur différentes stratégies. Linguistiquement d’abord, cela requiert de prendre en compte les différents types d’ancrage du genre dans la langue et les différentes possibilités d’innovations graphiques. Sémantiquement ensuite, différentes compréhensions du genre, qui ne s’excluent pas les unes les autres, sous-tendent ces interventions : visibiliser les femmes, génériciser ou dépasser le genre.

Casse, caractère & ligne de base : les typographies du genre

Le marquage linguistique du féminin et du masculin est loin de se réduire à la présence ou l’absence d’un –e. Il faut jouer en permanence des continuités (entre formes courtes : épatant et longues : épatante), des alternances (belle ; beau) et des accords (la / le libraire) qu’implique le genre en français. Plutôt que d’ajouter une lettre, il s’agit en fait de juxtaposer les formes masculines et féminines. Cela nécessite d’interroger la linéarité de la langue à l’aide d’un éventail typographique permettant d’introduire de la discontinuité dans le continu (épatant·e) et des formes réunissant les alternances (lecteur/trices).

Trois principaux critères rentrent en compte dans le choix de ces formes : l’aisance technique pour les réaliser, en particulier pour l’écriture numérique aujourd’hui majoritaire, la lisibilité du texte, et, enfin, une sémantique de la typographie. Si la réalisation technique est affaire d’habitude, la question de la lisibilité reste discutée. Slash, capitale et tiret sont souvent accusés de heurter la lecture, en empêchant l’œil de suivre la ligne de base et en brouillant le gris typographique, dont l’homogénéité aide l’œil à appréhender un bloc de texte. Se joue ici la recherche d’équilibre entre lisibilité du texte et visibilité des modifications apportées. Toutefois, tout changement nécessite un désordre préalable, et des travaux ont montré qu’après un temps d’habituation, ces marquages n’alourdissent pas la lecture. Enfin, certains caractères véhiculent des sens discutables : les parenthèses (aujourd’hui vieillies) sont perçues comme minorisant le e qu’elles contiennent et partant, tout le genre féminin symboliquement contenu dans ce ; inversement, la majuscule trop valorisante, contrarie les tentatives égalitaires. Le point surélevé, discret et lisible, présente l’avantage de n’avoir aucun autre emploi, ainsi que de pouvoir servir à noter tant la continuité (grand·e) que l’alternance (lecteur·trice), et semble ainsi un bon candidat typographique.

Visibiliser, génériciser, dépasser

Au-delà des formes graphiques, le choix des termes auxquels elles s’appliquent dessine différentes propositions.

Apposé sur des termes collectifs du type les étudiant·e·s pour référer à un groupe composé d’étudiantes et d’étudiants, le marquage visibilise la présence de femmes dans les entités collectives, habituellement masquée par l’emploi du masculin. Il s’agit de rajouter le féminin au côté du masculin pour indiquer la pluralité de genre en présence. Considérant le masculin et le féminin comme existants indépendamment l’un de l’autre, cette stratégie consiste en leur répartition égalitaire.

Le double marquage des termes génériques, par exemple : le/la lecteur·trice est une personne qui lit permet de proposer un genre commun. Ici, la présence simultanée du masculin et du féminin produit une annulation de leur valeur respective, à la façon de 1+(-1) = 0. Cette nouvelle proposition de générique comprend le masculin et le féminin comme définis relationnellement l’un à l’autre.

Reposant sur la même conception sémantique, la troisième stratégie consiste à appliquer ce marquage aux entités particulières : mon ami·e est arrivé·e hier, en plus des entités collectives et génériques. Ici encore, la cohabitation du masculin et du féminin sert à rendre caduque leur valeur réciproque. En proposant un dépassement de l’opposition de genre à tous les niveaux, il est question de penser un au-delà du genre, de le dé‑signifier.

Ces différentes stratégies se retrouvent en différentes langues. En anglais par exemple, où le genre est moins grammaticalisé qu’en français, pas moins de 90 propositions de pronoms génériques ont été faites depuis 1850, dont la plus connue est he. Aujourd’hui, l’usage se stabilise autour de l’emploi de they au singulier ou de she comme pronoms génériques, pour contredire l’emploi du masculin générique. Des propositions de visibilisation existent également, comme womanity (woman/humanity) ou herstory (history). En espagnol, où le genre est très grammaticalisé, c’est le @ qui est utilisé comme générique typographique : l@s chic@s. La graphie du genre a donc au moins autant à voir avec ce que l’on veut en dire qu’avec la langue dans laquelle on le dit.

Les marquages et démarquages du genre à l’écrit prennent des formes variées et expriment différentes stratégies. Cette hétérogénéité est la condition pour expérimenter de nouvelles façons de dire ou dédire le genre, pour penser de nouvelles significations du genre. Les correcteurs orthographiques et les différents lieux de normalisation de la langue se chargeront bien assez tôt de formaliser ces tentatives. D’ici là, l’irruption de formes non-standards dans le langage nous interpelle sur notre mise en mots du genre et, par là même, sur notre capacité à façonner nos identités, dans des reformulations graphiques et sémantiques. Plutôt que de céder aux sirènes du purisme de la langue et du genre pour ne rien voir dépasser des lignes, ce tumulte graphique ne cache pas le plaisir de ses auteureuses à jouer de la langue.

Abbou J., 2011, « L’antisexisme linguistique dans les brochures libertaires : Pratiques d’écritures et métadiscours ». Thèse de doctorat, Aix-en-Provence, université d’Aix-Marseille.

Baron D., 1986, Grammar and Gender. Yale : Yale University Press.

Gygax P. et Noelia G., 2007. « Lourdeur de texte et féminisation ». Dans L’Année Psychologique 107 (2) : 233-250.

Michard C., 1996, « Genre et sexe en linguistique ? : les analyses du masculin générique ». Dans Mots, Les langages du politique 49 : 29-47.

Julie Abbou

Université d’Ottawa – Institut d’études des femmes Université d’Aix-Marseille – LPL