Les politiques linguistiques de la féminisation des noms de profession dans les pays francophones du nord

Anne Dister et Marie-Louise Moreau

p. 9-10

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Anne Dister et Marie-Louise Moreau, « Les politiques linguistiques de la féminisation des noms de profession dans les pays francophones du nord », Langues et cité, 24 | 2013, 9-10.

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Anne Dister et Marie-Louise Moreau, « Les politiques linguistiques de la féminisation des noms de profession dans les pays francophones du nord », Langues et cité [En ligne], 24 | 2013, mis en ligne le 12 juin 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/430

Aujourd’hui, dans la francophonie du Nord, dire d’une femme, avec des noms masculins, qu’elle est directeur, député européen, ou ministre français contrevient à ce qui est devenu la norme linguistique de la plupart des locuteurs et des scripteurs. Au départ, pourtant, les nouvelles étiquettes féminines se sont heurtées à bien des oppositions et des critiques (qu’on se rappelle les débats autour des professions prestigieuses : il ne fallait quand même pas confondre la secrétaire et le secrétaire d’État ou le secrétaire perpétuel !). Le changement s’est cependant effectué à une rapidité inhabituelle dans l’histoire des langues. C’est d’une part que l’idée, portée par les mouvements féministes, était dans l’air du temps (elle s’exprime aussi dans les pays anglophones, germanophones, hispanophones, etc.) ; c’est aussi que le changement a été cautionné, encouragé et encadré par une politique linguistique volontariste aussi bien au Québec, qu’en France, en Suisse et en Belgique.

Petit historique des mesures institutionnelles

Le Québec est pionnier en la matière pour la francophonie. En effet, dès 1979, la Gazette officielle recommande aux administrations d’utiliser systématiquement, pour désigner les femmes dans l’exercice de leur profession, des formes féminines, déjà établies ou nouvelles, et toujours accompagnées de déterminants féminins. Des guides de féminisation sont publiés en 1986, 1991, 2007. C’est au Québec que la francophonie doit les nouveaux féminins en –eure (ingénieure, professeure…). C’est au Québec aussi que se développe le plus la tendance à éviter les noms ou pronoms masculins pour désigner des ensembles mixtes (tendance qui conduit aux formulations du type les enseignants et les enseignantes, les enseignant‑e‑s, le personnel enseignant…).

La France sera le deuxième pays à se préoccuper officiellement de féminisation. En 1984, Yvette Roudy, ministre des Droits de la Femme, met en place une Commission de terminologie relative au « vocabulaire concernant les activités des femmes ». Cette commission, présidée par l’écrivaine Benoîte Groult, subira les foudres de l’Académie française qui estime être seule à pouvoir établir les normes du français. Les travaux de la Commission serviront de base à la circulaire relative à la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre publiée le 11 mars 1986 au Journal officiel par Laurent Fabius, alors Premier ministre. Ce texte ne sera toutefois suivi d’aucun effet, et il faudra attendre le gouvernement Jospin et la circulaire du 6 mars 1998 pour que les choses changent vraiment en France. L’année suivante, l’INALF et le CNRS publient un guide de féminisation.

Dans la Confédération helvétique, déjà dans les années 1970, l’État fédéral marque sa préoccupation d’assurer dans le langage l’égalité linguistique des sexes (p. ex., arrêté du 18 octobre 1972). En 1988, le canton de Genève adopte une loi imposant aux administrations de féminiser les titres de profession et de faire en sorte que les femmes soient davantage visibles dans les textes. Il est suivi, en 1992, par le canton bilingue de Berne (qui publie des directives pour le français et pour l’allemand), en 1994 par celui du Jura, et en 1995 par celui de Fribourg. Divers guides sont proposés au public, en version papier ou sur internet.

En Belgique francophone, un décret en ce sens est voté au Parlement en 1993. Il recommande aux administrations de la Fédération Wallonie-Bruxelles et aux institutions qu’elle subventionne, d’appliquer les « règles de féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre ». Il charge le Conseil supérieur [belge] de la langue française de formuler un avis sur les normes à appliquer. Ce Conseil remet son avis le 5 juillet 1993 et publie un guide en 1994.

Les conditions favorables au changement

Quels ingrédients les différentes situations ont-elles réunis qui ont permis à la féminisation de s’implanter ?

D’abord, un air du temps : l’égalité entre femmes et hommes est une valeur largement partagée par la société à la fin du XXe siècle. Ensuite, une prise de position officielle, traduite dans un cadre juridique.

Ensuite encore, l’information du public. Dans les quatre situations, des guides de féminisation ont été largement diffusés et ont connu plusieurs rééditions.

L’objectif des guides est certes d’informer le grand public, mais leur effet est aussi de traduire l’engagement des autorités. Cet engagement, on l’observe aussi, dans la France de 1998, par exemple, quand les femmes présentes au Gouvernement demandent explicitement qu’on les appelle Madame la Ministre, et non plus Madame le Ministre.

La presse joue également un rôle déterminant, quand elle diffuse l’information, quand elle signale la publication de guides et, surtout, quand elle adopte elle-même les nouvelles formes. Dans les quotidiens français, on constate un véritable tournant en matière de féminisation à partir de 1998.

L’échec de la circulaire française de 1986 indique bien qu’il ne suffit ni d’un air du temps, ni d’un décret ou d’une circulaire pour modifier les pratiques, et que d’autres conditions doivent être réunies. En l’espèce, à l’époque, la publicité autour de la réforme s’est faite au moment de la mise en place de la Commission Roudy et non au moment de la publication de la circulaire (la France changeait alors de gouvernement et la féminisation des noms n’était pas une priorité de la cohabitation mise en place) ; aucun guide n’a été publié ; aucune personnalité en vue ne s’est prononcée en faveur de la féminisation ; les médias n’ont pas modifié leurs pratiques.

Si c’est en ordre dispersé que les différentes communautés de la francophonie du Nord ont pris des initiatives officielles en matière de féminisation linguistique, leurs recommandations sont remarquablement convergentes.

La féminisation s’est imposée dans la pratique des usagers, en dépit des résistances initiales et en dépit du véto de l’Académie française. Mais en 2011, lorsque celle-ci présente le 3e volume de son dictionnaire, n’associe-t-elle pas la « féminisation de certains mots » à la « richesse du français » et à « son évolution » ? Il est difficile de ne pas voir là un signe clair du succès du changement en cause.

Anne Dister

Présidente de la Commission féminisation de la Fédération Wallonie-Bruxelles, université de Saint-Louis, Bruxelles

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