La longue vie de Mademoiselle

Daniel Elmiger

p. 8

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Daniel Elmiger, « La longue vie de Mademoiselle », Langues et cité, 24 | 2013, 8.

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Daniel Elmiger, « La longue vie de Mademoiselle », Langues et cité [En ligne], 24 | 2013, mis en ligne le 12 juin 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/428

Mademoiselle, l’évolution d’un titre de civilité

Le terme d’adresse Mademoiselle est attesté depuis le XVe siècle (la forme simple domnizelle, c’est-à-dire demoiselle, se trouve déjà dans un texte du IXe siècle). Depuis, il a connu des transformations d’usage (et de signification) importantes. Au début, Mademoiselle s’utilisait, comme Madame, pour les femmes nobles. Mademoiselle était d’abord le titre de la fille ainée des frères ou oncles du roi, puis il s’est également utilisé pour des filles ou femmes de gentilshommes non titrés. Jusqu’à la fin de l’Ancien Régime, le sens de Mademoiselle s’est élargi et a fini par convenir pour toute jeune fille noble ou femme mariée de la petite noblesse.

Après la Révolution française, le sens de « femme non mariée », en usage depuis la fin du XVIIe siècle, s’est généralisé, tandis que Madame a fini par désigner la femme mariée (et maitresse de maison).

Changement de langue spontané et changement de langue dirigé

Le système des termes d’adresse montre bien l’interdépendance entre l’évolution linguistique et les changements aux niveaux social et politique. Il s’avère que le changement linguistique n’est qu’en partie spontané, et qu’il est aussi sujet à des contraintes de type social et administratif, car il est, dans ce cas, en lien avec le nom des citoyennes et citoyens ainsi que leur statut civil, marqué symboliquement par le titre de civilité utilisé dans la correspondance officielle.

Il n’est dès lors pas surprenant que l’asymétrie entre le seul terme d’adresse à disposition pour les hommes (Monsieur) et la double forme Madame et Mademoiselle soit sujette à des questions politiques quant à l’usage de ces termes dans les administrations. Comme dans d’autres pays, l’utilisation de Mademoiselle a donné lieu, en France, à plusieurs circulaires et réponses ministérielles à des questions écrites de parlementaires (cf. Debono 2010 : 146ss.). Elles transcrivent la volonté de ne pas (devoir) distinguer entre la femme célibataire et la femme mariée. Cependant, Debono (2010 : 147) conclut :

« Ces textes ont beau exister, ils sont largement inappliqués par les administrations. (…) Et la constance des réclamations parlementaires pour l’application de ces circulaires n’y a rien changé ».

Parmi les tentatives d’intervention féministe plus volontaires, les formes Madelle (censée remplacer Mademoiselle et Madame) ainsi que Me (au lieu de Mme et Mlle) (cf. Elmiger 2008 : 323) semblent avoir eu peu de succès en dehors de cercles initiés.

La situation aujourd’hui

Contrairement à d’autres langues (comme l’anglais ou l’allemand), où l’utilisation de Miss (anglais) / Fräulein (allemand) est en net recul, Mademoiselle ne semble pas vraiment être rejetée par les francophones. Cependant, l’ancienne acception de « femme pas (encore) mariée » semble devenir minoritaire, car de moins en moins de femmes célibataires revendiquent être Mademoiselle pour cette raison-là. De même, les femmes divorcées ne semblent plus guère vouloir être appelées Mademoiselle (cf. Commission générale de terminologie et de néologie, chap. 5.1.5).

Il subsiste surtout l’utilisation de Mademoiselle pour les (très) jeunes femmes – et aussi pour les femmes que l’on considère comme ayant un aspect jeune, parfois avec une connotation de flatterie. Cependant, il est clair qu’il n’existe pas de limite objective entre la jeune Mademoiselle et la Madame mature, et il en résulte une frontière difficile à saisir et à appliquer : ainsi, une femme de trente ans peut être flattée d’être appelée Mademoiselle ou au contraire se sentir (trop) peu prise au sérieux ; en revanche, le terme Madame peut être vécu comme un signe de maturité, ou alors comme indice de vieillissement…

Quoi qu’il en soit, l’association positive de jeunesse liée à Mademoiselle contribue à rendre difficile son abandon complet ; pour l’instant, bon nombre de francophones semblent tenir au terme d’adresse Mademoiselle (cf. Elmiger 2008 : 317ss.).

Longévité de l’usage des termes d’adresse dans l’administration

À l’écrit également (correspondance personnelle, professionnelle ou administrative), l’utilisation de Mademoiselle semble encore bien vivante, bien qu’il n’existe pas de statistiques précises quant à l’évolution des usages. Dans certains formulaires (tant privés qu’officiels), les deux cases Mademoiselle et Madame subsistent encore et il arrive que des administrations fassent toujours usage des deux termes malgré le fait que « [l]eur emploi ne repose en effet sur aucune disposition législative ou règlementaire » (JO Sénat, 24/04/2008, p. 836), comme l’a précisé le Secrétariat d’État chargé de la solidarité à une question écrite de Mme Monique Cerisier-ben Guiga, en 2008. Il ajoute d’une part qu’« [i]l incombe aux intéressées de choisir la désignation qu’elles préfèrent » et d’autre part qu’il est « recommandé aux différentes administrations d’éviter toute précision ou appellation susceptible de contraindre la divulgation de l’état matrimonial de l’intéressée dans ses relations avec les tiers ». Plus récemment, une circulaire du Premier ministre (du 21 février 2012) demande que l’emploi de la civilité Madame soit « privilégié », et recommande d’« éliminer autant que possible » le terme Mademoiselle – sans pour autant le proscrire. Ainsi, près d’un demi-siècle après la première circulaire (en 1967), dans laquelle il était noté que « dans de nombreuses administrations il est déjà établi que l’appellation ‘Madame’ doit être utilisée lorsqu’une mère célibataire le demande expressément », il semblerait que le terme d’adresse Mademoiselle ait encore de beaux jours devant lui.

Commission générale de terminologie et de néologie, 1998, Rapport sur la féminisation des noms de métier, fonction, grade ou titre.

Debono M., 2010, Construire une didactique interculturelle du français juridique : approche sociolinguistique, historique et épistémologique. Tours : université François-Rabelais (thèse de doctorat).

Elmiger D., 2008, La féminisation de la langue en français et en allemand. Querelle entre spécialistes et réception par le grand public. Paris : Honoré Champion.

Daniel Elmiger

Université de Genève