La question berbère : politiques linguistiques et pratiques langagières

Mena Lafkioui

p. 3-4

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Mena Lafkioui, « La question berbère : politiques linguistiques et pratiques langagières », Langues et cité, 23 | 2013, 3-4.

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Mena Lafkioui, « La question berbère : politiques linguistiques et pratiques langagières », Langues et cité [En ligne], 23 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2023, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/442

Depuis l’Antiquité, l’Afrique du Nord est un lieu de rencontres entre des langues et cultures variées. Jusqu’aux Indépendances nationales, les Berbères (Imazighen) – peuple autochtone de l’Afrique du Nord comptant environ 40 millions de locuteurs, dont environ 2 millions vivent en France – n’ont pas perçu que les langues et cultures berbères (amazighes) étaient en danger de disparition au profit d’autres langues et cultures. En effet, c’est avec la formation des nouveaux États-nations que la lutte pour les droits culturels, linguistiques et identitaires berbères a pris une forme « collective ». La cause principale de ce mouvement multiple a été la mise à l’écart des Berbères de tout pouvoir décisionnel et institutionnel des nouveaux États nord-africains, malgré leur rôle dans l’obtention des Indépendances. Cette négation absolue des droits du peuple berbère s’est concrétisée, entre autres, par l’omission totale de la langue et culture berbères de la toute fraiche constitution au profit de la langue arabe classique, seule langue officielle dans les pays en question.1 La politique d’arabisation institutionnelle qui a suivi occupe toujours une position centrale dans la politique linguistique des États-nations de l’Afrique du Nord et, de ce fait, aussi dans la diaspora, où des accords bilatéraux avec les pays d’accueil contribuent à la situation sociopolitique défavorisée des langues et cultures berbères. Ainsi, par exemple, l’ELCO (Enseignement des langues et cultures d’origine) qui a été mis en place en France à partir de 1973 par le biais de ces accords n’a jamais permis d’enseigner les langues berbères, pas même après le premier juillet 2011, date à partir de laquelle elles ont acquis un statut « officiel » au Maroc.

Le rôle de la diaspora dans le mouvement berbère

Il a fallu attendre les années quatre-vingt-dix pour que s’amorcent des changements au niveau de la position sociopolitique des langues et cultures berbères, grâce aux mouvements revendicateurs dont la manifestation la plus symbolique était Tafsut n Imazighen (le Printemps berbère), qui a débuté en Kabylie en 1980 et qui, par la suite, s’est propagée à toute l’Afrique du Nord. C’est elle qui a donné le coup d’envoi à une série de protestations publiques témoignant d’une véritable émergence de revendication collective fondée sur des changements au niveau des représentations linguistiques et culturelles du berbère. Depuis toujours, la France est le cadre fondamental dans lequel le militantisme berbère est pensé et organisé. Ceci est particulièrement valable pour les organisations kabyles qui, jusqu’en 1990, dépendaient largement de la diaspora, car tout rassemblement non-gouvernemental était interdit sur le sol algérien. Ainsi, l’Académie berbère, une organisation de militants kabyles, a été créée à Paris en 1968, tout comme l’Association marocaine de la recherche et de l’échange culturel (l’AMREC) fondée en 1967 au Maroc – les deux associations ayant le même objectif, à savoir le maintien et la promotion du patrimoine linguistique et culturel berbère. Ces deux associations ont été importantes pour le développement et la diffusion de la recherche scientifique sur la langue et la culture berbères ainsi que pour les documenter, tout en accordant une place centrale aux questions d’aménagement linguistique. Leurs activités ont favorisé le déploiement de l’élite intellectuelle berbère. La diaspora a également contribué au dynamisme émancipatoire du peuple berbère au travers de l’augmentation, la diversification et la diffusion de la production artistique. De la sorte, la chanson berbère a connu très tôt un rayonnement extraordinaire dépassant le niveau d’échange privilégié entre la France et l’Afrique du Nord et ce, en partie, grâce à la radio publique française à la fin des années trente du siècle dernier. Non seulement la radio a permis aux Berbères des deux côtés de la Méditerranée de renforcer les liens avec leur culture native, mais aussi de la développer, tant au niveau de la forme (support technologique) qu’au niveau du contenu (genre, style, thème). Ces changements aux plans sociopolitique et culturel ont redoublé ces derniers temps sous la pression sociale, qui a eu des effets considérables sur l’imaginaire linguistique et culturel berbère, chez les berbérophones aussi bien que chez les non-berbérophones : désormais les Berbères ne sont plus seulement une « minorité ethnique d’apatrides » parlant des « variétés d’arabe » étranges et nuisibles à l’unité nationale des États de l’Afrique du Nord. Ce sont d’ailleurs ces transformations globales qui ont conduit le 1er juillet 2011 à la reconnaissance officielle du droit linguistique du berbère au Maroc (article 5 de la Constitution réformée), déclenchée aussi sous l’influence des évènements du « Printemps arabe »2. Bien que ce soit un moment crucial pour le mouvement berbère, plusieurs problèmes ont été relevés dans les discours des militants à propos de la nouvelle Constitution marocaine, qui est considérée comme une réforme piège dans la mesure où l’adoption progressive de la langue berbère est subordonnée à la promulgation des lois organiques par des votes parlementaires. Cependant, un peu plus de marge de négociation et d’agissements politiques a été créée non seulement pour les militants berbères, mais aussi pour toute opposition, bannie auparavant de l’arène politique3.

Nouveaux médias et renaissance culturelle berbère

En dépit de la précarité et de la position sociopolitique marginale des langues berbères en Afrique du Nord et dans la diaspora, une explosion d’expressions culturelles hybrides, tant du point de vue de la forme que du contenu, a eu lieu au cours des dix dernières années. Maintenant, plus que jamais, ces langues fonctionnent comme une source centrale pour la construction et la reconstruction de l’identité collective berbère, un processus dans lequel l’alphabétisation et les médias électroniques jouent un rôle important (Lafkioui, 2008a, 2008b, 2011). Ainsi, les langues et cultures berbères se voient valorisées et promues grâce aux nombreux sites internet dédiés, dont ceux à base française. Ces sites sont particulièrement propices à l’enseignement des langues berbères par le biais de supports divers comme les vidéos YouTube qui sont généralement insérées dans des pages internet créées à ces fins. Malgré certaines tentatives limitées, dont la Convention-cadre de 2006 qui a permis de lancer un enseignement expérimental dans certains lycées, l’Éducation nationale en France n’arrive toujours pas à mettre en œuvre un enseignement approprié des langues berbères aux niveaux primaire et secondaire. Ce rôle éducatif est de nos jours assumé par des circuits non-gouvernementaux au niveau local (associations, familles, radio, télévision) et international (nouveaux médias). C’est aussi ce réseau informel qui s’occupe de la préparation d’à peu près 2 000 candidats se présentant chaque année à l’épreuve des langues berbères au baccalauréat. Tant que des mesures efficaces en faveur des langues minoritaires, dont les langues berbères, ne sont pas prises par les institutions françaises, comme par exemple la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, les Berbères n’ont pas d’autre choix que de se prendre en charge eux-mêmes à tous les niveaux, un processus dans lequel les nouveaux médias occupent une place fondamentale.

Des manifestants avec une banderole « Je suis amazigh et je le reste »

Des manifestants avec une banderole « Je suis amazigh et je le reste »

1 À l’exception du Niger, Mali et Burkina Faso où le touareg est reconnu comme langue nationale depuis les Indépendances.

2 Il importe toutefois de remarquer que, dans la nouvelle Constitution marocaine, il est question d’une seule langue berbère – appelée tamazight –

3 Pour plus d’information sur l’état actuel de la question berbère, voir le dossier « Imazighen: una primavera berbera » dans LIMES. Rivista italiana

Lafkioui M., 2008a. « Reconstructing Orality on Amazigh Websites ». Dans : M. Lafkioui & D. Merolla (éds.), Oralité et nouvelles dimensions de l’oralité. Intersections théoriques et comparaisons des matériaux dans les études africaines, Paris, Publications Langues O’, 111‑125.

Lafkioui M., 2008b. « Identity construction through bilingual Amazigh-Dutch “digital” discourse ». Dans : M. Lafkioui & V. Brugnatelli (éds.), Berber in contact: linguistic and sociolinguistic perspectives, Köln, Rüdiger Köppe Verlag, 2008, 217‑231.

Lafkioui M., 2011. « Interactions digitales et construction identitaire sur les sites Web berbères ». Études et Documents Berbères, 29‑30 (Mélanges en l’honneur de Pierre Encrevé) : 233-253.

Dossier « Imazighen: una primavera berbera », LIMES Rivista italiana di geopolitica (2011/5) :

Brugnatelli V., 2011. « Non solo Arabi: le radici berbere nel nuovo Nordafrica ». LIMES, 5(11) : 257‑264.

Yacine T., 2001. « La lunga lotta dei Berberi d’Algeria », LIMES, 5(11) : 265‑268.

Ghaki M., 2011. « La Rivincita degli Imazighen nella nuova Tunisia », LIMES, 5(11) : 269‑273

Bouzakhar M. F., 2011. « Il Manifesto berbero del dopo-Gheddafi ». LIMES, 5(11) : 275‑277

Lafkioui M., 2011. « Il Marocco fa i conti con la sua ‘Amazighità’ ». LIMES. Rivista italiana di geopolitica, 5(11) : 279‑286.

1 À l’exception du Niger, Mali et Burkina Faso où le touareg est reconnu comme langue nationale depuis les Indépendances.

2 Il importe toutefois de remarquer que, dans la nouvelle Constitution marocaine, il est question d’une seule langue berbère – appelée tamazight – bien qu’en réalité il existe plusieurs langues berbères au Maroc et que le projet d’une langue berbère unifiée et standardisée – un des objectifs principaux de l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM) – est loin d’être mené à terme.

3 Pour plus d’information sur l’état actuel de la question berbère, voir le dossier « Imazighen: una primavera berbera » dans LIMES. Rivista italiana di geopolitica (2011/5).

Des manifestants avec une banderole « Je suis amazigh et je le reste »

Des manifestants avec une banderole « Je suis amazigh et je le reste »

Mena Lafkioui

Università di Milano-Bicocca / Ghent University