La langue des signes à (de) Mayotte

Benjamin Deprez, Nicolas Maitre et Soifia Saindou

p. 14-16

Citer cet article

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Benjamin Deprez, Nicolas Maitre et Soifia Saindou, « La langue des signes à (de) Mayotte », Langues et cité, 32 | 2024, 14-16.

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Benjamin Deprez, Nicolas Maitre et Soifia Saindou, « La langue des signes à (de) Mayotte », Langues et cité [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 10 mars 2025, consulté le 18 mars 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/636

Une histoire récente

L’histoire de la langue des signes pratiquée à Mayotte par les personnes déficientes auditives est indissociable de celle de la Langue des Signes Française (LSF). Comme son nom l’indique, la LSF n’est pas internationale. Imaginée par l’Abbé de l’Epée en 1760, elle est interdite dans l’éducation des personnes sourdes à la suite du congrès de Milan du 6 septembre 1880. La rééducation de la parole est la méthode utilisée par la suite, jusqu’à la reconnaissance de la LSF en tant que langue officielle et langue d’enseignement avec la loi du 11 février 20051. Par conséquent, trouver des traces de l’apprentissage de la LSF ou d’une langue signée dans les écoles et les foyers de Mayotte avant 2005 est une entreprise difficile.

Une langue signée se développe à travers des rencontres et des échanges entre les différents membres de la communauté sourde. Les lieux de ces échanges sont les écoles, les associations ou les familles. La première association de personnes déficientes auditives à Mayotte a été créée en 1999 par des parents : l’Association pour les Déficients Sensoriels de Mayotte (ADSM). L’association s’est développée à partir de 2012 pour accompagner davantage de personnes. Aujourd’hui devenue établissement médico-social, elle accueille 87 enfants, dont 48 déficients auditifs, 40 adultes et emploie une cinquantaine de salariés sur tout le département. À Mayotte, elle est le pivot permettant le développement de la LSF.

Des défis scolaires et sociaux

Au plan scolaire, le département dispose de deux ULIS (Unités Localisées d’Inclusion Scolaire) école et d’une ULIS collège d’une capacité d’accueil de 12 élèves chacune. L’autre partie des enfants sourds et malentendants à Mayotte est scolarisée en milieu ordinaire (environ 15 à 20 élèves) et les établissements scolaires constituent le premier lieu d’apprentissage de la langue des signes. Toutefois, le turn-over professionnel récurrent à Mayotte, la création récente d’un Rectorat de plein exercice et le manque de personnel qualifié et sensibilisé à la surdité et à la LSF expliquent en grande partie l’absence d’un enseignement formel de cette langue. La LSF ne sert donc pas à enseigner des contenus pédagogiques : elle est considérée comme un outil de traduction ou un support à l’apprentissage des différentes disciplines. Dans un contexte de forte tension scolaire du fait de l’accroissement démographique, de nombreux enfants n’ont pas de scolarisation adaptée et l’information sur les possibilités de scolariser des enfants sourds et malentendants est souvent méconnue : il existe très probablement un certain nombre d’enfants qui ont une déficience auditive et qui ne sont pas scolarisés et/ou pas dépistés. Telle Laborit (2001) qui découvre à 7 ans qu’elle n’est pas seule dans sa surdité, il existe des enfants sourds à Mayotte qui ne savent pas, pas plus que leur famille, qu’ils peuvent communiquer, partager, s’exprimer avec des millions d’autres personnes. L’Association pour les Déficients Sensoriels de Mayotte recense actuellement plus d’une centaine de personnes sourdes à Mayotte. Or, avec une prévalence de 0,3 % de personnes sourdes profondes au niveau mondial, leur nombre (adultes et enfants) devrait être de l’ordre de 900 pour le département.

Au plan social, l’isolement des personnes déficientes auditives est notable : isolement géographique entre les différents membres de la communauté sourde du fait d’un réseau de transport très limité ; isolement familial lorsque la famille ne pratique pas la LSF, isolement socioprofessionnel avec un fort taux de chômage pour ce public, difficultés de régularisation administrative pour certains. Les représentations culturelles locales vis-à-vis du handicap constituent également un obstacle à l’inclusion des sourds et malentendants : il est souvent vécu comme une honte ou une malédiction qui touche la sphère familiale.

Les spécificités de la LSF à Mayotte

Comme pour l’ensemble du territoire national, la LSF est enseignée et apprise dans les lieux de socialisation des personnes sourdes (école, famille, tissu associatif) et comme ailleurs, elle est contextualisée. La LSF possède une grammaire et une syntaxe normées qui sont toutefois méconnues ou insuffisamment maîtrisées par nombre de ses utilisateurs à Mayotte par manque de formation, mais aussi du fait de l’éloignement de la métropole, du manque d’échanges avec la communauté sourde réunionnaise (qui en est à ses débuts) et du manque de formation des professionnels éducatifs. Ainsi, il existe une importante variation aux niveaux syntaxique et grammatical. Au plan lexical, des signes sont spécifiques au territoire : nom des communes, de la faune et la flore endémiques, des coutumes et traditions locales, etc.

Photo 1. Signe « argile blanche » pour « Chirongui », ville où est extraite une roche blanche que les femmes utilisent pour réaliser un masque de peau

Photo 1. Signe « argile blanche » pour « Chirongui », ville où est extraite une roche blanche que les femmes utilisent pour réaliser un masque de peau

Photo 2. Signe des initiales « J » et « O » pour « Jumbo score », premier centre commercial de Mayotte

Photo 2. Signe des initiales « J » et « O » pour « Jumbo score », premier centre commercial de Mayotte

Photo 3. Signe « passeport » pour « Mamoudzou », ville où se situe la préfecture, qui est le lieu où les personnes réalisent leurs démarches administratives (le passeport, la carte d’identité)

Photo 3. Signe « passeport » pour « Mamoudzou », ville où se situe la préfecture, qui est le lieu où les personnes réalisent leurs démarches administratives (le passeport, la carte d’identité)

Photo 4. Signe « grue » pour « Longoni », ville où se situent le port en eau profonde et le terminal des conteneurs de l’île

Photo 4. Signe « grue » pour « Longoni », ville où se situent le port en eau profonde et le terminal des conteneurs de l’île

Pour un locuteur de la LSF venant de la France métropolitaine ou du Québec, un temps d’adaptation est nécessaire pour s’approprier ce lexique. Par ailleurs, certains signes à Mayotte correspondent à des signes tombés en désuétude en métropole comme « maman » (le pouce sur le menton à Mayotte versus répétition du son « an » en métropole).

Pour un enseignement bilingue LSF – français écrit à Mayotte

Pour Mottez (2006, p. 328), l’accès à la langue des signes est l’unique voie qui permettra aux sourds de « sortir du ghetto » : sans maîtrise de la LSF, les sourds et malentendants de Mayotte ont des difficultés à accéder aux diplômes, au permis de conduire, à l’emploi – aux relations sociales en général. Ces personnes développent des formes de codes gestuels (sous forme de mimes) en famille et à l’extérieur. Les freins actuels au développement d’une pratique plus systématique de la LSF et à la création d’une véritable communauté sourde à Mayotte ont pour conséquence de pousser ses membres à l’exil vers la France métropolitaine ou La Réunion pour espérer s’épanouir dans leur langue. La mise en place d’une école bilingue LSF – français écrit, telle qu’elle est préconisée par l’association 2 langues pour une éducation (2LPE) et Perini et Righini-Leroy (2008), constitue un levier éducatif et social qui paraît pouvoir répondre aux besoins du territoire. L’enseignement préconisé est le suivant :

  1. la langue d’enseignement est la LSF ;

  2. la classe fonctionne avec un binôme d’enseignants : un enseignant en français et un enseignant de la LSF ;

  3. la moitié des heures hebdomadaires est consacrée à l’enseignement de la LSF (soit 12 heures), l’autre moitié est consacrée à l’enseignement des contenus disciplinaires en LSF.

Les ressources professionnelles sont rares sur le territoire et les difficultés de recrutement sont récurrentes. Mais il paraît aujourd’hui important, malgré tout, de s’emparer de cette question de la scolarité adaptée en LSF afin de ne pas mettre de côté toute une partie, repérée ou non, de jeunes sourds à Mayotte et garantir les meilleures chances de réussite scolaire pour une inclusion sociale et professionnelle de ces personnes.

1 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. En ligne 

Delamotte, R., 2018, « Un bilinguisme LSF / Français écrit pour les enfants sourds », dans Erfurt, J. et al. (dir.), Éducation plurilingue et pratiques langagières, Langue, multilinguisme et changement social, n° 31, Bruxelles, Peter Lang.

Laborit, E., 2001, Le Cri de la mouette, Paris, Éditions Presses Pocket.

Mottez, B., 2006, Les sourds existent-ils ? Paris, L’Harmattan.

Perini, M. et Righini-Leroy, E., 2008, L’accès à l’écrit chez l’apprenant sourd, Les Actes de Lecture, n° 101, mars, p. 77‑85.

1 Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées. En ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000809647/

Photo 1. Signe « argile blanche » pour « Chirongui », ville où est extraite une roche blanche que les femmes utilisent pour réaliser un masque de peau

Photo 1. Signe « argile blanche » pour « Chirongui », ville où est extraite une roche blanche que les femmes utilisent pour réaliser un masque de peau

Photo 2. Signe des initiales « J » et « O » pour « Jumbo score », premier centre commercial de Mayotte

Photo 2. Signe des initiales « J » et « O » pour « Jumbo score », premier centre commercial de Mayotte

Photo 3. Signe « passeport » pour « Mamoudzou », ville où se situe la préfecture, qui est le lieu où les personnes réalisent leurs démarches administratives (le passeport, la carte d’identité)

Photo 3. Signe « passeport » pour « Mamoudzou », ville où se situe la préfecture, qui est le lieu où les personnes réalisent leurs démarches administratives (le passeport, la carte d’identité)

Photo 4. Signe « grue » pour « Longoni », ville où se situent le port en eau profonde et le terminal des conteneurs de l’île

Photo 4. Signe « grue » pour « Longoni », ville où se situent le port en eau profonde et le terminal des conteneurs de l’île

Benjamin Deprez

Professeur des écoles, Académie de Mayotte

Nicolas Maitre

Professeur des écoles, Académie de Mayotte

Soifia Saindou

Professeur des écoles, Académie de Mayotte