L’Alphabet des « langues mahoraises » publié depuis mars 2020 sur le site du Conseil départemental, affiche les monogrammes suivants : A B Ɓ D Ɗ E F G H I J K L N O P R S T U V W Y Z. Le E est toujours prononcé « é », le G toujours « gu », le U « ou ». Notons ici que pour les implosives Ɓ (ɓ) et Ɗ(ɗ), des équivalents gémellaires Bb et Dd leur sont juxtaposés. Pour les digrammes, nous avons : dh, dj, dr, dz, ny, sh, th, tr, ts, tsh, dy. Les lettres C, Q et X ne sont pas utilisées, tout comme les digraphes du français « ch », « gn », « gu », « oi », « ou », « ss », les « e » accentués et l’apostrophe.
Mai 2020, urgence sanitaire. Le Préfet et le Président du Conseil départemental adressent aux Mahorais des masques en tissu lavables accompagnés d’une notice bilingue français-shimaore, non signée par les deux autorités, mais ornée de leur logo respectif et de celui de l’Union européenne. Pourtant, la version en shimaore ne suit pas les recommandations alphabétiques du Conseil départemental.
En effet, sur la notice bilingue d’accompagnement des masques, on peut relever une quarantaine d’erreurs graphiques au recto, plus d’une centaine au verso, liées principalement au non-respect de l’alphabet validé officiellement. Par exemple, « é » est utilisé à la place de « e », de même que « ou » est utilisé à la place de « u ». Le mot « masque » est d’ailleurs utilisé dans sa graphie française une dizaine de fois. L’influence de l’orthographe du français transparaît à de nombreuses reprises : usage de « ss » au lieu du « s » (9 fois), de « oi », « gn » et « gu » au lieu respectivement de « wa », « ny » et « g ». Les lettres crochées Ɓ et Ɗ, qui permettent de distinguer les deux réalisations sonores en shimaore des consonnes b et d (plosives et implosives) ne sont pas usitées. Un shimaoréphone francophone saura sans doute lire « bouré », « sabouni » et « micoba », mais les caractères propres au shimaore n’apparaissent pas, alors qu’ils sont disponibles via l’outil informatique (ils ne sont pas directement accessibles sur un clavier standard mais peuvent se trouver dans les caractères spéciaux).
Au-delà des aspects graphiques, la morphosyntaxe pose également question. Le shimaore présente deux principes fondamentaux liés à ses origines bantoues : l’agglutination et les classes nominales. L’agglutination est la concaténation de plusieurs particules grammaticales autour d’un nom ou d’un verbe. Les classes nominales régissent le fonctionnement et les accords au sein d’une phrase. Or, ces deux fondamentaux ne sont pas respectés dans la notice. Les noms « micoba » (sacs à dos) et « pocho » (poches) sont suivis du possessif « zanyu ». L’article défini de mikoɓa étant yi, il fallait la première lettre de cet article, y-, affixé au possessif anyu : (yi) mikoɓa yanyu. De même, le pluriel de (li) posho étant (ya) mavhosho, nous proposerions (ya) mavhosho yanyu. Enfin « zi mi hono » ne respecte ni la règle des classes nominales ni la graphie car « mi » et « hono » ne constituent pas des unités lexicales à elles seules et doivent être accolées. La main, traduite en shimaore par (wu) muhono, devient au pluriel yi mihono.
De même, le début du courrier recourt souvent au français, ce qui entrave la compréhension : « Préfet wa Maoré, badala wa gouvernement na Raissi wa yi Conseil départemental ya Maoré wa fourahi wa m’béni masque zini ». La syntaxe de ces phrases a pour résultat en termes de sens que le Préfet de Mayotte n’est plus délégué du gouvernement mais le remplace, et qu’on ne protège plus les autres de la Covid-19 : on se protège des autres grâce au « coronavirus » (« masques zini za moudji hifadhuini na ou hifadhui na wagnagnou na li bibi coronavirus »).
Si pour les francophones « au total, plus de 450 000 masques seront distribués sur le département et financés par les fonds européens », les shimaoréphones eux, comprennent que la majorité des masques sortira de Mayotte (« wénguini 450 000 masques zi tso tolowoi mahore vani »). Ces masques, personnifiés par la traduction, auront de plus été rémunérés par des fonds européens (« masques zizo zi livoi na marqué za fonds Européens »). Enfin, la dernière recommandation en français (« Portez-le (le masque) dès que vous sortez ») est tout simplement incompréhensible dans la version en shimaore puisque l’on ne sait qui des masques ou de leur bénéficiaire est interpellé (« Na zi trié kula wahilawa voundzé »).
Cette tentative de communication en santé publique semble donc manquer sa cible, du fait du non-respect des normes graphiques, d’une traduction littérale, de phrases ambiguës, voire de sens contraire à celui de la phrase source.
Près d’un an et demi après les tables-rondes sur la graphie du shimaore en alphabet latin, ce courrier historique, un des premiers documents bilingues officiels distribués à la population, montre comment la fragilité des compétences graphiques et linguistiques peut conduire au quiproquo, voire être source de tensions sociales puisque le sujet sanitaire, en particulier en situation de crise, est sensible. La traduction en santé publique devrait donc être prise en compte dans le développement de véritables politiques linguistiques mahoraises. Il s’agit d’aboutir à la normalisation et à la stabilisation d’une graphie acceptée, d’une orthographe et d’une grammaire reconnue et utilisée par tous, à commencer par les institutions elles-mêmes – et ce d’autant plus dans le domaine spécifique de la santé, où la diffusion d’une information fiable et compréhensible est essentielle. À Mayotte en effet, la situation sanitaire et l’accès aux soins constituent des urgences sociales évidentes, dont la prise en charge nécessite également une attention particulière au multilinguisme de la population.