Tableau 1. Extraits de deux traductions du Petit Prince en kibushi
Ex |
Texte original |
Traduction 1 |
Traduction 2 |
1 |
[…] dans un livre sur la Forêt Vierge qui s’appelait « Histoires Vécues ». Ça représentait un serpent boa qui avalait un fauve. […] |
[…] agnati ni livru mikuragna kabaru ni agnala be, livru yu kahi ndro « Histoires vécues ». Sanamu hitaku yu, misi bibilava maneligni raha kara mwaru. […] |
[…] taganaty livre mikoupatana dreki Forêt vierge kahi dreou « Histoires vécues », En sanamou holou mahita bibi lava maneligni […] |
2 |
[…] Ensuite ils ne peuvent plus bouger et ils dorment pendant les six mois de leur digestion. |
[…] ro aboukoya ka fa yefa yo ro tsi mahalo ka mihetsiki agnaty fadzava tchouta paka raha yi tortorou agnaty kibou dreou wo¹. |
[…] Ro boka yo tsi mi hetsiki koua paka ma hampi fandzava tchouta mi yambign hanigni yi tour tourooh kibou dro². |
3 |
[…] en dehors des grosses planètes comme la Terre, Jupiter, Mars, Vénus, […] les apercevoir au télescope. Quand un astronome […] Il l’appelle par exemple : « l’astéroïde 3251. » (Chap. 4) |
[…] wabanda planet mavinty kara fanou terre, jupiter, mars, venus, […] tsi hita drekitélescope […] Nehika Astronote fandzou mahatodzi reou kahini dreki numéro ka ra atony astroide 3251. |
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4 |
Vu d’un peu loin ça faisait un effet splendide. Les mouvements de cette armée étaient réglés comme ceux d’un ballet d’opéra. |
Holu mileyi an mayingu wo, neka mizaha mahita mahala mikupatsa tsara ankitgni. Mwedeli iyasa nolu ro tewu kara asani militera³. |
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5 |
Mais voilà qu’il se passe quelque chose d’extraordinaire. La muselière que j’ai dessinée pour le petit prince […] |
Dretou miss raha mampi kutajabou ni kudjiri. Za nagna sanamou ni lajoli ato en vava chiyama ta kaza hi biyagna vava4 ni, areki natokou ni Tseki Lalahi n’ampadzaka yi. |
¹ Jusqu’à ce que ça se décompose dans leur ventre
² À attendre que leur ventre broie l’aliment / que l’aliment soit broyé par leur ventre
³ Leur travail était comparable au travail d’un militaire
⁴ Une cage qu’on met sur la bouche d’un animal pour qu’il ne puisse pas l’ouvrir
Le kibushi est une langue minoritaire au sein de la population de Mayotte, où le français et le shimaore dominent. Cet article présente certaines des techniques utilisées par des non-professionnels pour traduire et transcrire un texte français vers le kibushi, ici dans le cas du conte de Saint-Exupéry, Le Petit Prince. Ce travail se fonde sur des traductions transcrites des chapitres 1, 4, 6 et 27 faites par des volontaires bilingues (moyenne d’âge 25 ans avec un niveau master) ayant comme langue maternelle le kibushi et pour langue seconde le français. Notre étude concerne les problématiques liées à la transcription du kibushi (aspects morpho-orthographiques) et les techniques de traduction utilisées par des locuteurs dans un contexte plurilingue.
Le travail de transcription d’une langue sans convention graphique officielle pose des difficultés spécifiques1. Actuellement, il existe une multiplicité de graphies pour le kibushi. Cette diversité est perceptible dans les SMS, tweets et statuts Facebook, ainsi que dans les deux dictionnaires publiés en 2016 de Gueunier et Jamet – et elle est visible à travers les traductions du Petit Prince dont on a pu comparer des extraits.
Les variations orthographiques que l’on a pu relever dans notre corpus concernent le plus souvent les voyelles. Les mots qui ont pour voyelle finale le phonème (le son) /i/ sont transcrits avec le graphème (la lettre) i ou y (voir exemples 1, 2, 3 et 4). La forme i est inspirée du français, et la deuxième forme y se justifie par le fait que le kibushi est une langue issue du malgache, ce qui correspond au mode de transcription du dictionnaire de Gueunier (2016). Pour le phonème /u/, certains traducteurs utilisent le graphème u, d’autres le digramme français ou (exemples 1, 2 et 4), le premier étant conforme aux choix du Conseil Départemental et du dictionnaire de Jamet (2016), le second correspondant aux règles d’orthographe française. On relève d’autres variations orthographiques, par exemple dans l’écriture des formes verbales, les formes suffixées et les formes composées qui sont jointes ou non comme bibi lava et bibilava (« serpent » en français) (exemple 1), ou encore les compléments d’agent et les possessifs comme dreou et sa variante dro dans kiboudreou et kibou dro (« leur ventre ») (exemple 2).
En somme, on note qu’en l’absence d’un système d’écriture prédéfini, dans un travail de traduction-transcription, les traducteurs ont recours dans leur activité de traduction aux règles, formes, et usages qu’ils rencontrent au quotidien. Selon Gohard-Radenkovic et al. (2003) « La langue est une manifestation de l’identité culturelle, et tous les apprenants, par la langue qu’ils parlent, portent en eux les éléments visibles et invisibles d’une culture donnée. » Donc, au-delà des questionnements sur la convention orthographique du kibushi, on observe dans ces chapitres traduits un autre phénomène typique dans un travail de traduction littéraire, celui de la mise en relation de langues et de cultures différentes. La linguiste Sumner-Paulin (1995) affirme que, dans une traduction littéraire, on passe « d’une langue à une autre langue », mais on établit également « un pont entre des cultures très différentes l’une de l’autre » (p. 549). En effet, bien que le français et le kibushi cohabitent dans un même territoire, ils ne partagent pas les mêmes références socioculturelles, même si une grande partie des natifs kibushiphones, y compris nos traducteurs, sont bilingues (français-kibushi) et bénéficient d’une double culture franco‑mahoraise.
Les difficultés constatées dans nos corpus sont parfois liées à la non-disponibilité de certains termes ou références culturelles en kibushi. Dans l’exemple 1, on voit que les traducteurs peuvent en ce cas recourir à l’ellipse : « boa » et « vierge » sont omis dans les deux groupes nominaux traduits en kibushi. L’usage de l’ellipse ici peut se justifier par l’inexistence de ces deux réalités dans le paysage culturel de Mayotte. Puisque, dans la traduction en kibushi, l’image du serpent et celle de la forêt sont conservées malgré ces omissions qui occupent une place secondaire dans ces groupes nominaux, on peut sans doute conclure que ces suppressions ne font pas obstacle au transfert de sens entre les deux langues. Au chapitre 16, Saint-Exupéry compare le travail des allumeurs de réverbères à « un ballet d’opéra » (exemple 4). En kibushi, la traduction ici proposée est celle du travail de « militaire », ce qui peut certes renvoyer à la fois à l’idée de « spectaculaire » et d’« organisation » contenues dans « ballet d’opéra », mais reste sans doute un choix discutable.
Il arrive également que, faute de trouver un mot exactement équivalent en kibushi, le traducteur fasse usage de la description pour exprimer le sens du mot exprimé dans le texte initial. La traduction par description ou paraphrase désigne soit un objet non reconnu par la culture locale (exemple 5 de la muselière) soit une notion qui ne peut pas se définir en un seul mot en kibushi (exemple 2 de la digestion). Enfin, de nombreux emprunts lexicaux au français se retrouvent dans notre corpus. Ces emprunts renvoient essentiellement à un vocabulaire spécialisé (ici le vocabulaire de l’astronomie) et étranger à l’environnement culturel du kibushi (exemple 3). Le recours à l’emprunt aux mots français dans ce passage montre un besoin de « dénommer, exprimer et décrire de nouvelles réalités » apportées par une autre langue (Khelladi, 2012, p. 74). Le français vient alors compléter le lexique du kibushi.
Les résultats de cette première approche de la traduction d’un texte français en kibushi décrivent une langue non fixe qui varie en fonction des sujets traducteurs. On retrouve cette variation dans leurs choix orthographiques : certains s’inspirent de la norme du français et d’autres du malgache officiel et du shimaore. Et face à leur difficulté à traduire certains mots et références culturelles, on observe non seulement des emprunts aux mots français, mais on a aussi une tentative d’interpréter et d’adapter certains de ces mots et références en kibushi. Cette variation d’écriture en kibushi nous permet ici de nous interroger sur le choix d’une norme linguistique destinée à cette langue. Normer une langue contribue à sa préservation par l’élaboration d’une écriture officielle et d’un corpus pédagogique qui lui permettront d’assurer certains exercices académiques, jusqu’à présent préemptés par le français.
Parmi ces exercices on peut citer la traduction d’un texte littéraire qui se donne comme objectif de rapprocher deux langues et deux cultures par la traduction. Nos textes traduits donnent quelques pistes sur cette question de normalisation. On pourrait en effet imaginer une norme qui prenne en compte le contexte plurilingue des kibushiphones à Mayotte. Plus concrètement, on pourrait accepter les différentes formes orthographiques de voyelles proposées par nos traducteurs, qu’elles soient influencées par le français, le malgache ou le shimaore. On accepterait également l’usage d’emprunts lexicaux afin de reconnaître la présence incontestable du français dans la pratique du kibushi chez les locuteurs bilingues, dans l’esprit de la polynomie (c’est-à-dire la reconnaissance de la variation au sein d’une langue).