Mayotte demeure un lieu riche quant à son paysage linguistique. Son histoire, au cours de ces derniers siècles, montre comment le flux de migration a donné lieu à un carrefour pour des rencontres de locuteurs de plusieurs langues et dialectes – le malgache, l’arabe, le makua, le comorien, le français. Aujourd’hui, cette complexité linguistique perdure, et quiconque habite à Mayotte peut entendre la symphonie de variation linguistique dans les rues, avec un va-et-vient entre par exemple le français, un shimaore influencé par le shindzuani, le kibushi kisakalava, et le shimaore mufano (sans influence de parlers d’autres îles de l’archipel). Que nous révèle cette variation quant aux habitants de Mayotte et leur(s) identité(s), à l’échelle du village ou de l’île ?
Ce type de question est posé par des chercheurs en sociolinguistique qui se focalisent sur la variation. Ils font des études afin de mieux comprendre comment les langues diffèrent dans une société ainsi que le sens social assigné à ces parlers. Ce travail est d’autant plus compliqué dans des contextes où les langues sont peu étudiées, comme c’est le cas pour Mayotte. Loin de se confronter à une tâche facile, les linguistes travaillent en parallèle pour comprendre à la fois les caractéristiques fondamentales partagées dans une langue ainsi que ses variations éventuelles. De plus, dans le contexte multilingue, il faut prendre en considération non seulement la variation dans, mais aussi entre les langues.
La variation linguistique existe à plusieurs niveaux, tels que le lexique, la morphosyntaxe, la sémantique, la phonologie et la phonétique. Le plus évident est à l’échelle lexicale, avec les locuteurs qui utilisent plusieurs mots pour signifier le même objet, selon des facteurs tels que l’âge, le genre, le lieu d’habitation, ou le contexte social. Par exemple, pour le mot « moustique », nous avons dans les langues sabaki-bantoues mbu et ɗundri, ce dernier étant associé à la fois à une variété influencée par le shindzuani et par les habitants du nord-est de l’île. En kibushi, pour « regarder » nous avons manenti et mizaha, qui viennent des variétés kiantalautsi de Poroani et kisakalava de Chiconi, respectivement. Ou pour le français, la machine pour retirer de l’argent s’appelle un « gabier », alors que dans l’Hexagone, c’est un distributeur ou un guichet automatique. Nous voyons à quel point le facteur géographique joue dans la variation, en créant, dans une région, des isoglosses qui montrent les frontières entre les parlers. On en sait très peu sur les isoglosses à Mayotte, que ce soit pour le kibushi ou le shimaore.
À part la variation lexicale, celles de la phonologie et la phonétique attirent l’intérêt d’un nombre croissant de sociolinguistes, d’où la naissance d’une sous-spécialité, la sociophonétique. Cette science cherche à découvrir les liens entre les aspects d’une langue qui pourraient sembler sans importance, mais qui, après enquête plus approfondie, recèlent une portée sociale. Ceci se traduit par exemple par les multiples façons de prononcer le ‘r’ en français, que ce soit en le roulant ou en utilisant un mouvement d’articulation uvulaire ou vélaire. Sa réalisation dans un discours peut révéler l’appartenance à un certain espace francophone (par ex. la Belgique, le Sénégal, le nord de la France) ou à une origine sociale. Ces caractérisations font appel aux stéréotypes et aux représentations linguistiques.
Ce phénomène existe aussi pour les langues parlées à Mayotte, et des études plus rigoureuses sont nécessaires pour le décrire. En effet, le terrain est riche pour étudier la sociophonétique sur l’île, que ce soit avec les deux variétés de kibushi, le shimaore sous ses différentes formes, ou même le français. Pour le kibushi kisakalava, nous constatons une variation au niveau de la prosodie, avec l’intonation spécifique, dite « chantante » du Chiconi ou un parler avec un débit plutôt rapide comme à Acoua. De plus, l’usage de l’implosive /ɓ/ dans certains villages kibushiphones nous indique un contact avec les langues bantoues de l’île, alors que son absence suggère un relatif isolement social dans d’autres villages. En effet, les réseaux sociaux et les déplacements entre le lieu de résidence, le travail et l’école, favorisent les contacts entre locuteurs de villages distants les uns des autres. On peut dès lors se demander comment ces nouveaux contacts entre villageois contribuent à l’évolution des langues de l’île et comment cela se répercute sur l’identité mahoraise.
Le shimaore et les variétés de shimaore-shindzuani et shimaore-shingazidja ne font pas exception. En approfondissant, plusieurs aspects phonologiques et phonétiques apparaissent, comme l’élision syllabique ou la prénasalisation. Ainsi, le mot « pluie » peut être prononcé en une [vwa] ou deux [vu.a] syllabes, et la question se pose de l’interprétation sociale qui peut en être donnée, par exemple, le fait de dire [n͡tsi] versus [tsi] pour « pays » ou [asifanya], [asufanya] ou [akufanya] pour « il est en train de faire ». Est-ce une indication sur le village (par ex. Mtsamboro ou Mtsapere), de l’île d’origine (par ex. Mayotte ou Anjouan), ou cela révèle-t-il certaines caractéristiques sociales (âge, profession par exemple) ? Ou bien est-ce tout simplement une question d’idiolecte ?
Certes, des variations existent qui ne sont pas forcément liées à un groupe identitaire, mais des observations suggèrent que les locuteurs de l’île associent une valeur sociale à certains aspects phonétiques et phonologiques. Selon les locuteurs du shimaore, il existe plusieurs façons de dire « manger » en fonction de la consonne qui se trouve entre les voyelles, notamment [huɟa], [hula], et [huʄa]. Certains disent que [hula] vient de l’île d’Anjouan, alors que d’autres ignorent cette variation et sa signification sociale. Toutefois, les études ne sont pas assez poussées pour identifier les facteurs associés à ces réalisations ou pour évaluer dans quelle mesure les locuteurs sont conscients de ces variétés.
Les variations inter- et intra-langue sont très nombreuses et soulèvent beaucoup de questions. Il nous faut effectuer le double travail, en parallèle, de description de langues et de compéhension des aspects sociolinguistiques. La sociophonétique peut nous aider à analyser comment les gens jouent avec les langues et le langage lors des interactions, d’une manière subtile, mais marquante. Parler, c’est créer, et les habitants à Mayotte font cela au quotidien. Ils traversent les rencontres sociales, en glissant d’une langue à une autre, d’une variété linguistique à une autre, en endossant plusieurs tenues identitaires. Il nous reste à comprendre comment, quand et à quelle fin.