Langues et école à Mayotte

Fanny Dureysseix

p. 24-27

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Fanny Dureysseix, « Langues et école à Mayotte », Langues et cité, 32 | 2024, 24-27.

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Fanny Dureysseix, « Langues et école à Mayotte », Langues et cité [En ligne], 32 | 2024, mis en ligne le 10 mars 2025, consulté le 18 mars 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/647

À l’heure où Mayotte a soif et où des écoles sont obligées de fermer par manque d’eau, les priorités éducatives évoluent comme lors des années de pandémie. Manque d’eau, manque de place, manque d’infrastructures d’hygiène, manque d’enseignants, insécurité des élèves et de l’ensemble de la communauté éducative : telles sont les urgences auxquelles l’État français à Mayotte doit aujourd’hui faire face. En parallèle, des problèmes récurrents persistent, en particulier ceux du plus fort taux d’illettrisme en France et d’un échec scolaire massif.

Héritière de l’époque coloniale, la situation sociolinguistique de Mayotte s’inscrit dans la continuité d’autres territoires ultramarins : le français n’est pas la langue première ou maternelle d’une majorité des élèves. Les langues des élèves sont multiples et les usages très hétérogènes, tant à l’école républicaine qu’à l’école coranique shioni1 ou madrass2. Ainsi dans un shioni de Kani Keli, un des villages méridionaux de l’île, l’arabe est la langue enseignée, de l’écrit, de la lecture et de la récitation quand le kibushi kisakalava est la langue d’enseignement et des interactions entre fundi (maître coranique) et élèves (observation de l’auteure, 2020). Dans les classes de maternelle de l’école républicaine (déployées depuis 2019 seulement), les ATSEM s’expriment en majorité dans la langue du village ou du quartier et ont recours, souvent sans en être conscientes, à l’intercompréhension entre langues voisines. C’est le cas par exemple dans l’école maternelle et primaire Maraîcher de Koungou au nord-est de l’île où les ATSEM, mais également les enseignantes observées, s’appuient sur la parenté entre deux langues bantoues pour communiquer avec certains élèves (observation de l’auteure, 2021-2022). Le shimaore est ainsi usité avec les élèves shindzuaniphones, c’est-à-dire ceux parlant le shindzuani, langue bantoue comme le shimaore, originaire de l’île d’Anjouan à 70 km des côtes mahoraises. Bien que les politiques et directives linguistiques officielles soient contraignantes et quasiment unilingues (usage du français), les pratiques langagières en classe, dans la cour et pour communiquer avec les parents sont en réalité plurielles. Ces quelques éléments de description linguistique illustrent la complexité pour proposer un enseignement et un apprentissage en français et du français répondant aux besoins des élèves. Avant d’approfondir sur la place des langues à l’école, il convient de dresser une esquisse du contexte éducatif contemporain pour comprendre dans quelles conditions l’élève doit apprendre.

Un contexte socioéducatif difficile

Les conditions de vie et d’apprentissage dans le dernier département français créé (2011) sont, malgré des efforts constants du Rectorat, souvent difficiles, peu favorables, inégalitaires et parfois violentes, tant au niveau réel que symbolique. En 2023, si des enfants mahorais viennent souvent à l’école sans être accueillis dans leur langue, nombre d’entre eux ont aussi insuffisamment mangé, dormi, eu accès à l’hygiène sanitaire, voire bu. Un préalable à l’amélioration globale des conditions d’enseignement-apprentissage est donc un habitat décent et salubre, avec l’accès aux commodités les plus basiques telles que l’eau et un repas complet servi à l’école pour tous. Certaines mairies ne prévoient pas de goûters pour les enfants dont la famille n’a pas pu s’acquitter, même pour une somme modeste, de la cotisation annuelle (observations de l’auteure, 2018-2022). Selon le défenseur des Droits, au moins 5 000 enfants sont répertoriés comme mineurs isolés et l’aide sociale à l’enfance doit faire face à la malnutrition, la maltraitance, des soins insuffisants ou encore au handicap.

L’histoire de l’école à Mayotte débute avec l’islamisation de l’archipel des Comores au IXe iècle et la mise en place d’un réseau villageois d’écoles coraniques qui perdure jusqu’à aujourd’hui. La double scolarisation des élèves dans les deux types d’école est très fréquente et constitue un fait à part en France. Durant la période coloniale, à compter du traité de cession en 1841, l’État français investit très peu pour éduquer. La situation empire en 1958 lorsque est voté le déplacement de la capitale de Dzaoudzi (à Mayotte) vers Moroni (en Grande Comore). Un rattrapage est engagé à l’aune de la période postcoloniale, lorsque Mayotte choisit de demeurer française au lendemain du référendum d’indépendance au contraire des trois autres îles de l’Archipel des Comores. En 1976, l’éducation au-delà de l’école primaire est réservée à une élite et seuls 28 % des élèves mahorais sont alors scolarisés en primaire (Archives départementales de Mayotte, Boissel et Gendry, 2017). Une des conséquences de ce retard difficilement rattrapable est l’enjeu de la littératie. En 2020, seul un quart des jeunes Mahorais testés en lecture lors de la « Journée défense et citoyenneté » a des compétences (restreintes à avancées) à comprendre un texte écrit alors qu’au niveau national 77,3 % des jeunes testés sont des lecteurs efficaces. Le problème de l’illettrisme en français est plus aigu parmi les générations âgées puisque les trois quarts d’entre elles ont été très peu ou pas scolarisées à l’école de la République. Le faible accès à la scolarisation jusqu’à récemment à Mayotte et de manière chronique dans les territoires d’émigration alentour (Comores, Madagascar…) a notamment pour conséquence l’absence ou la faiblesse de l’aide au devoir dans certains foyers (Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, 2021, p. 47).

Au plan des infrastructures et de la formation initiale des enseignants, Mayotte a des décennies de retard par rapport aux autres départements ultramarins. À titre d’exemple, quand l’Université de la Réunion ouvre ses portes en 1980, c’est un premier lycée qui ouvre les siennes à Mayotte. Le premier établissement universitaire est le Centre universitaire de formation et de recherche de Mayotte (CUFR), devenu depuis 2024 l’Université de Mayotte (UMAY). Il voit le jour en 2011, en s’installant dans les locaux de l’ancien Institut de formation des maîtres (IFM). Jusqu’en 2017, le niveau de recrutement des enseignants du primaire à Mayotte était en deçà des normes nationales : en 1978 au niveau 6e, de 1983 à 2005 au niveau 3e puis de 2005 à 2017 au niveau bac+2. Entre 2017 et 2023 au CUFR, les ouvertures de Masters MEEF se succèdent : d’abord pour les professeurs des écoles puis pour les professeurs certifiés en lettres, mathématiques, etc. Ce rythme effréné, les refontes curriculaires incessantes du fait des réformes successives et le turnover très important du corps formatif ne contribuent pas au développement qualitatif nécessaire. Le corps enseignant actuel, qui fait face à des situations d’enseignement complexes exigeant une formation solide, est donc majoritairement constitué de titulaires insuffisamment formés et de vacataires. L’insécurité croissante ces dernières années et les conditions de travail difficiles ne contribuent pas à attirer des titulaires externes ou à faire rester les formateurs et enseignants qualifiés. Mayotte fait aussi face à un défi démographique : les taux d’immigration et de fécondité sont les plus élevés de France. En 2022, l’INSEE affichait plus de 10 000 naissances par an à Mayotte, soit l’équivalent d’une classe par jour – fait lui valant le qualificatif de « plus grande maternité d’Europe ». L’utilisation des salles de classe en « rotation », par deux enseignants et deux cohortes d’élèves chaque jour, est donc une des normes insolites de ce territoire qui semble devoir perdurer.

L’application du principe républicain de laïcité à l’école est un autre sujet quelque peu spécifique à Mayotte. Dans ce territoire où près de 95 % de la population se déclare de confession musulmane et où perdurent des cadis, cette application place le Rectorat de Mayotte au cœur du débat, comme pour l’application de la loi sur le port des signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires de 2004. Ainsi le port du voile par une part significative du corps éducatif féminin soulève des débats parfois houleux. Comme l’analyse Hugo Bréant (2022) : « la gestion localisée (par établissement) et discrétionnaire (par enseignant·e) de la loi de 2004 peut conduire à une mise en œuvre impressionniste, pour ne pas dire kaléidoscopique, de la laïcité dans les écoles publiques, au gré des conceptions mouvantes des un·es et des autres, de définitions sans cesse renégociées ou de pratiques pédagogiques contrastées ».

Quelle place pour les langues des élèves à l’école ?

L’éventail de langues en présence à Mayotte est très riche : langues indo-européennes comme le français et les langues étrangères enseignées (anglais et espagnol), langues bantoues comme le shimaore et les langues des Comores, langues austronésiennes comme le kibushi et le malgache, langues sémitiques comme l’arabe, langues créoles comme le réunionnais… Les langues propres à Mayotte, le shimaore, le kibushi kisakalava et le kibushi kiantalautsi relèvent aujourd’hui des langues régionales en droit français (voir Bertile, 2020 par exemple), ce qui autorise leur enseignement à l’école. Mais contrairement à d’autres langues régionales telles que le breton, le créole réunionnais ou le tahitien, le shimaore et les deux variétés de kibushi ne sont pas encore enseignés de manière formelle à l’école ou dans la formation des professeurs des écoles. Les politiques linguistiques relatives à ces langues sont récentes, à l’image du développement de l’école républicaine. Jusqu’en 2021 et la reconnaissance par l’Éducation nationale du shimaore et du kibushi comme langues régionales, ces politiques étaient très contraignantes : l’article L.312‑1 du Code de l’éducation prévoyant les conditions de l’enseignement des langues régionales n’était ainsi pas applicable à Mayotte.

Au plan des enseignements, les gestes professionnels pour prendre en charge le plurilinguisme sont éclectiques et parfois maladroits, puisqu’en général les enseignants les développent de façon autonome ou à l’aide de formations sporadiques. Dans l’académie, des efforts, parfois isolés, sont déployés pour prendre en compte le plurilinguisme et les difficultés en français. Parmi les nombreuses initiatives (Rectorat, 2023), un « plan français » est déployé au primaire pour développer le dire, le lire et l’écrire. Il intègre la question du plurilinguisme via un partenariat avec le CUFR3 et des actions de formation et de productions de ressources ponctuelles. Le CASNAV participe de manière exponentielle à la prise en charge des élèves allophones et au renforcement du plan de formation académique. Au secondaire, des dispositifs visant à prendre en charge les élèves qualifiés de « petits lecteurs » et « petits scripteurs » sont testés (CASNAV, Kervyn et Maire Sandozet, 2018-2021). Les plans de formation académique tentent de répondre aux besoins et des expérimentations en classe ont été menées depuis plus de deux décennies (Cassagnaud, 2007 ; Laroussi, 2016). Les choix en la matière se sont focalisés sur la maternelle. En 2021, Maturafi et Dureysseix ont réalisé une évaluation du dispositif prescrit en 2014 (bilinguisme transitif). 9 écoles sur les 221 du territoire pour l’année académique 2021-2022 ont véritablement testé un enseignement « bilingue » et seule une école a conduit des évaluations spécifiques des apprentissages des élèves. Quasiment aucun suivi, aucun support, aucune formation continue n’ont été apportés durant les sept années d’expérimentation. L’absence de travail organisé sur un temps long nuit au passage de l’expérimentation au déploiement effectif dans les classes.

A l’UMAY, le besoin de prendre en compte le contexte plurilingue a mené au recrutement successif de trois enseignantes-chercheuses et une post-doctorante spécialisées en sociolinguistique et en didactique des langues. Les langues régionales ne sont toujours pas enseignées en formation alors que près de 90 % des centaines de professeurs des écoles en formation, toutes catégories confondues (Mahorais, Réunionnais ou Métropolitains), en font la demande (études de l’auteure, 2018-2022). En revanche, des cours contextualisés et fondés sur la didactique du plurilinguisme et du français en contexte plurilingue intègrent la question de leur prise en compte en classe pour mieux enseigner et faire apprendre. Un des objectifs de formation est par exemple de sensibiliser au possible traumatisme pour l’élève que peut générer l’obligation du français dans le système scolaire (Dureysseix, 2022) ou encore à l’importance d’un travail avec les parents qui ont bien souvent des représentations négatives sur l’entrée des langues régionales à l’école (Pelletier, 2021).

La production de ressources et de documentation pour former, enseigner et apprendre constitue aujourd’hui la pierre angulaire du développement de l’enseignement-apprentissage des langues et en langues à l’école. Le shimaore, le kibushi kiantalautsi et le kibushi kisakalava sont en effet encore très peu documentés en comparaison avec d’autres langues d’Outremer. Ce manque est un frein pour déployer leur enseignement formel. Elles font toutefois partie de familles de langues qui ont fait l’objet de nombreux travaux, dont ceux de description (dictionnaires, grammaires) : les langues bantoues telles que le kiswahili et les langues austronésiennes telles que le malgache ou le tahitien. De plus, l’ensemble des acteurs du système éducatif a créé au fil des ans des programmes, des supports, du matériel de formation, des éléments descriptifs… Le Centre de documentation pédagogique compte ainsi quelques références pour enseigner les langues ou avec les langues. L’Agence régionale du Livre et de la Lecture (ARLL), l’association SHIME notamment à l’occasion de cours pour adultes ou de la Journée des langues maternelles, les trois librairies de l’île, le réseau des bibliothèques, le Parc marin, le MUMA, l’école de musique "Musique à Mayotte" et encore bien d’autres acteurs contribuent de leur côté à l’effort en faveur d’actions et de ressources plurilingues. Si l’École veut s’emparer de la question des langues et du français, elle a les moyens, certes épars, de commencer à mieux le faire.

L’enjeu de l’acquisition du français a sans cesse redéfini la place à donner aux langues des élèves, souvent avec la crainte des parents, des enseignants et de l’institution qu’un enseignement officiel du shimaore et du kibushi ne nuise encore plus au français quand bien même les travaux scientifiques démontrent le contraire depuis les années 1950. Depuis 2019, les approches plurilingues et d’éveil aux langues ont fait leur entrée dans les programmes officiels. Ainsi, de manière ludique, créative et ouverte à l’autre et à la diversité, toutes les langues-cultures peuvent trouver leur place à l’école et permettre à l’élève non ou peu francophone d’entrer dans les apprentissages de manière douce et équilibrée. L’évidence d’une école inclusive (Pelletier) et bienveillante par l’écoute des besoins et des langues des élèves pourrait réussir à s’imposer auprès des parents, des enseignants et des décideurs. Aux côtés d’une offre formelle de cours de langue régionale, la vision cloisonnée de l’enseignement du français doit s’ouvrir aux apports des travaux en didactique du français langue seconde.

1 Littéralement en shimaore « le lieu » (ni), « du livre » (shio). Les shionis sont les écoles coraniques traditionnelles, souvent dans la cour d’une

2 De l’arabe madrassa-madaris signifiant école. Les madrass se développent depuis les années 1980 et l’enseignement y a vocation à se rapprocher de

3 L’article a été rédigé en 2022.

Archives départementales de Mayotte, Boissel, P. et Gendry, P., 2017, L’école à Mayotte du XIXe à nos jours, Port Louis, Précigraph.

Bréant, H., 2022, « La laïcité à Mayotte. Un cas d’école », Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n° 21, p. 109‑129. https://journals.openedition.org/cres/5959

Bertile, V., 2020, Les langues d’outre-mer : des langues de France ? Approche juridique. Glottopol. Revue de sociolinguistique en ligne. Presses universitaires de Rouen et du Havre (34). https://doi.org/10.4000/glottopol.482

Cassagnaud, J., 2007, Mayotte, ces langues qui écrivent ton histoire, Paris, Connaissances et savoirs.

CASNAV, Kervyn, B. et Maire Sandoz, M.-O., 2018-2021, Alphado, alphabétiser des adolescents [inédit], Mamoudzou, Rectorat de Mayotte.

Dureysseix, F., 2022, « Littératie en français et inclusion des langues des élèves à Mayotte : outils pour la formation des enseignants du premier degré », Repères, n° 65, Élèves plurilingues en classe ordinaire : questions et outils pour la didactique du français, p. 59‑75. http://journals.openedition.org/reperes/5034

Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge, 2021, Santé et scolarisation des enfants avant 6 ans à Mayotte, en Guyane et à La Réunion, Rapport, https://www.hcfea.fr/IMG/pdf/hcfea_rapportsantedrom_enfance_2021.pdf

INSEE, Touzet, C., 2022, « Plus de 10 000 naissances en 2021 et décès en forte hausse », Insee Flash Mayotte, n° 142, https://www.insee.fr/fr/statistiques/6531991#consulter

Laroussi, F., 2016, « Pour quand une éducation plurilingue à Mayotte ? », dans Hélot, C. et Erfut, J. (dir.), L’éducation bilingue en France. Politiques linguistiques, modèles et pratiques, p. 130‑144, Limoges, Lambert-Lucas.

Loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion (J.O. 23 mai 2021), dite « Loi Molac ».

Maturafi, L. et Dureysseix, F., 2021, Rapport d’évaluation des dispositifs bilingues en maternelle 2014-2021, Mamoudzou, Rectorat de Mayotte, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03570816/document

Pelletier, L., 2021, « Rapports aux langues et à l’école de la République des parents de Mayotte », dans Priolet, M. (dir.), L’école à Mayotte. Approches plurielles, Paris, Sépia, p. 19‑52.

Rectorat de Mayotte, 2023, Plan lire-dire-écrire, https://www.ac-mayotte.fr/sites/ac_mayotte/files/2022-07/dire-lire-crire-17017.pdf

1 Littéralement en shimaore « le lieu » (ni), « du livre » (shio). Les shionis sont les écoles coraniques traditionnelles, souvent dans la cour d’une maison.

2 De l’arabe madrassa-madaris signifiant école. Les madrass se développent depuis les années 1980 et l’enseignement y a vocation à se rapprocher de celui des pays du Golfe.

3 L’article a été rédigé en 2022.

Fanny Dureysseix

Laboratoire ICARE, Université de Mayotte

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