Nassur Attoumani est un écrivain polyvalent d’expression francophone. Il a notamment publié des pièces de théâtre (La fille du polygame, Interview d’un macchabée, Le turban et la capote…), des romans (Le calvaire des baobabs, Mon mari est plus qu’un fou : c’est un homme…), un essai, de la poésie. Récemment, il a également écrit une bande dessinée consacrée à l’histoire de Mayotte et publiée en trois langues : français, shimaore et kibushi.
En 2019, Hale za Jean de La Fontaine paraît aux éditions Orphie. Cette fois-ci, Nassur Attoumani s’essaie à la traduction en shimaore d’un classique de la littérature française : une sélection de quarante fables de La Fontaine est ainsi rendue accessible aux lecteurs shimaoréphones.
D’où vient cette envie de traduire des fables de La Fontaine ?
Tout d’abord parce que c’est une œuvre qui est devenue universelle. Les fables de La Fontaine ont été traduites dans de très nombreuses langues. Et puis dans chacune d’entre elles, il y a une morale au début ou à la fin : là est ma motivation parce que j’adore les proverbes et j’en ai beaucoup inventé comme par exemple dans Mon mari est plus qu’un fou : c’est un homme. Dans ce roman, il y a une cinquantaine de proverbes. Certains sont de Mayotte, d’autres sont importés et enfin d’autres sont inventés. J’ai également eu recours en abondance aux dictons et aux proverbes dans les nouvelles des Anachroniques de Mayotte. Actuellement, je suis en train de rédiger un recueil de douze contes pour enfants et dans chacun il y a un proverbe. À l’origine, les Mahorais sont un peuple de l’oralité : c’est cette oralité que je cherche à mettre en exergue. Cette culture de l’art de la parole se retrouve par exemple dans les meetings politiques : les hommes politiques ont fréquemment recours à des citations du Coran ou à des proverbes mahorais. La culture mahoraise est héritée de personnes qui n’ont pas été à l’école de la République, qui n’ont pas la culture de l’écrit occidentale. Pourtant, lorsqu’on étudie les contes traditionnels mahorais, on constate qu’ils suivent la structure traditionnelle des contes. Je suis ébloui par ces conteurs qui, sans étude de la littérature écrite, ont créé des compositions orales structurées aux plans narratif et dialogique.
Comment avez-vous choisi de traduire les morales de La Fontaine ?
L’enjeu de la traduction est justement là. J’ai fait des études d’anglais durant lesquelles je me suis exercé au thème et à la version. L’écueil de la traduction est de faire des contresens en particulier lorsqu’on ne maîtrise pas les deux langues. Dans le cas des proverbes, il convient de vérifier si un équivalent existe. Par exemple, en shimaore traduire littéralement « petit à petit l’oiseau fait son nid » ne convient pas puisque le résultat n’a aucun sens et surtout parce qu’un dicton équivalent existe : pindri na pindri litiri (moitié et moitié donnent un litre). Pour en revenir aux morales de La Fontaine, j’ai soit eu recours à un proverbe équivalent en shimaore, soit à une traduction littérale. Ainsi, dans le cas de la fable Le loup et l’agneau, la morale « La raison du plus fort est toujours la meilleure » est traduite par un proverbe mahorais, mwendza sembeya kali ɗe aɗyawo inyama qui signifie « c’est celui qui a le couteau le plus tranchant qui mangera la viande ». Il faut savoir que lorsqu’on égorgeait un zébu, après le dépeçage il restait la peau. Soit on s’en servait de litière soit on la laissait aux enfants qui, avec des couteaux bien aiguisés, en découpaient des lanières pour les faire griller et les déguster. À l’inverse, dans Le chartier embourbé, j’ai procédé à une traduction littérale de « aide-toi, le Ciel t’aidera » : Dzirume, mungu atsohuvhambwa.
De manière plus générale, y-a-t-il d’autres cas où en quelque sorte vous procédez à une contextualisation des fables ?
Oui, par exemple pour traduire « Hercule » dans Le chartier embourbé : si je dis « Hercule » à ma mère, cela ne voudra absolument rien dire pour elle. Or, lorsqu’on faisait un travail en commun nécessitant un effort physique comme pour soulever un objet lourd ou pour tirer une pirogue, les gens chantaient Maoulana Ali musada en faisant référence à la force d’Ali, le gendre du prophète Mohamed qui était censé être extrêmement fort. Ainsi on invoque la force d’Ali pour tirer. Il existe donc un équivalent culturel, emprunté à l’Islam qui, comme Hercule, fait référence à la puissance physique. Une autre illustration est la traduction de loup par « chien sauvage » (mbwa nyeha). À Mayotte, nous avons le chien domestique mbwa et le chien sauvage mbwa nyeha, alors qu’en France on a le chien qui est domestique et le loup qui est l’animal sauvage. Culturellement, le « chien sauvage » est donc l’équivalent. Pour traduire, il ne faut pas seulement maîtriser la langue de départ et la langue d’arrivée : il faut maîtriser les deux cultures. Il y a également la question du sens : « sire » aurait pu être traduit par mfalume qui signifie « le roi » et qui se rapproche du sens étymologique de « seigneur ». Mais il y aurait alors eu un contresens et j’ai donc choisi monyie, une formule usitée pour s’adresser à une personne importante.
A contrario, lorsque des réalités sont sans équivalent comme dans le cas d’oiseaux exogènes, j’ai eu recours à l’emprunt comme pour cigogne qui devient sigonyi. C’est le procédé auquel nous avons recours pour créer des néologismes et exprimer des concepts et des réalités externes à Mayotte, comme la neige qui devient neji.
Vous avez traduit quarante fables : comment les avez-vous sélectionnées ?
J’ai un ouvrage qui regroupe les deux cent quarante-trois fables. J’ai choisi celles qui m’intéressaient mais aussi celles que j’ai apprises à l’école, dont certaines que je suis encore capable de réciter par cœur aujourd’hui. Les Fables étaient un apprentissage incontournable à mon époque. Je n’ai par contre pas respecté la versification parce que ce qui m’importait était de traduire l’idée et non la forme. J’écris de la poésie en shimaore lorsque je compose des chansons pour des artistes locaux et dans ce cas je fais des rimes. Mais je ne veux pas traduire de la poésie parce qu’alors le sens serait biaisé. Par contre, lorsque j’ai entamé les traductions, les tables rondes sur les graphies des langues mahoraises étaient en cours. J’ai donc pris soin d’essayer autant que possible de respecter les graphies officielles, notamment en ayant recours aux lettres crochées (ɗ et ɓ) ;
Mbwa ya shashera na mdjoro wahe
Mbwa ya shashera yatsimu mezi
Wala kayakana makazi yondro trwa mdzo wahafula wahe,
Idzirembedza ata mwisoni mdjoro wahe akuɓali
Amwazima ɓanga lahe, vhahanu mbwa ya shashera yadziɓalya.
Ɓaanda vhwavhira mwana mida vhavho mdjoro wahe aregeya.
Mbwa ya shashera im’mya imbe mhula wa mifumo mili.
Mana wanazaza wahe wasuandriso pwa tata avhasa.
Ho angumbisa yamahadisi, hadja yahe ikuɓaliwa.
Wakati wamopara, mnyawe wule astsaha raha ule amwazime
Nyumba yahe, fuko lahe, shitrandra yahe.
Vhavho ivho mbwa ya shashera yile idzijadza hasera, irongwa :
Tsa tayari nilawe na udjama wangu piya,
Neka wawe ushindro riyndzya.
Wana wahe madza waka watrendre.
Wamovha shitru yaho watru wapewu, kula heli wawe ujutsa.
Wamotsaha urenge shitru wawazimayo,
Paka zihisiye tsoma ;
Fardhwi ushitaki, fardhwi uwane kondro.
Wavhe nafasi watrye mdru moja haho
Ata utsozingawo utsopara amba madza wasisi mizi.
La lice et sa compagne
(Septième fable du livre II de Jean de La Fontaine)
Une lice étant sur son terme,
Et ne sachant où mettre un fardeau si pressant,
Fait si bien qu’à la fin sa compagne consent
De lui prêter sa hutte, où la lice s’enferme.
Au bout de quelque temps sa compagne revient.
La lice lui demande encore une quinzaine.
Ses petits ne marchaient, disait-elle, qu’à peine.
Pour faire court, elle l’obtient.
Ce second terme échu, l’autre lui redemande
Sa maison, sa chambre, son lit.
La lice cette fois montre les dents, et dit :
Je suis prête à sortir avec toute ma bande,
Si vous pouvez nous mettre hors.
Ses enfants étaient déjà forts.
Ce qu’on donne aux méchants, toujours on le regrette.
Pour tirer d’eux ce qu’on leur prête,
Il faut que l’on vienne aux coups ;
Il faut plaider, il faut combattre.
Laissez-leur prendre un pied chez vous,
Ils en auront bientôt pris quatre.
« mbwa shashera »
Littéralement mbwa shashera signifie « chien chasseur ». Shashera est un emprunt du terme français « chasseur ». À la fin des années 1970, les villages comptaient de nombreux chiens de chasse afin de traquer les sangliers qui pullulaient sur l’île et détruisaient les cultures. Les chasseurs étaient rémunérés en ramenant la queue d’un sanglier. Cette référence culturelle est méconnue des enfants d’aujourd’hui : un adulte ou un enseignant devra leur expliquer dans la mesure où il n’y a plus de sanglier à Mayotte. En shimaore, le verbe « chasser » peut être traduit de différentes façons en fonction du type de chasse :
Ufuma : tirer au lance-pierre ou avec un fusil
Uzunguwa : chercher, traquer la nuit les hérissons ou les oiseaux
Utsohwa : pêcher à marée basse les poulpes