Le normand est unique parmi les langues de France car il est également parlé comme langue maternelle sur le sol britannique, dans les îles anglo-normandes de Jersey (où le parler normand s’appelle le jèrriais), Guernesey (guernésiais) et Sercq (sercquiais). Jusqu’au milieu du XXe siècle, le normand était également parlé à Aurigny (auregnais). Selon les estimations actuelles, le nombre de locuteurs est d’environ 500 à Jersey (< 0,5 % de la population), 300 à Guernesey (< 0,5 %) et 3 à Sercq, tous parlant couramment l’anglais.
Panneau officiel en anglais et en jèrriais
© Stéphane Laîné
La situation socio-historique
Les raisons de l’anglicisation des îles anglo-normandes sont nombreuses et complexes et ne peuvent être qu’esquissées ici. La présence de l’anglais à Jersey et à Guernesey date du Moyen Âge, lorsque des garnisons ont été établies pour défendre l’archipel contre les Français. Le normand est resté la langue quotidienne de la plupart des insulaires jusqu’au XIXe siècle, bien qu’à partir de cette époque, l’intensification des liens commerciaux et l’augmentation des services de transport, qui ont également précipité le démarrage de l’industrie touristique des îles, aient conduit à des contacts de plus en plus fréquents avec le Royaume-Uni. L’évacuation massive d’insulaires vers le Royaume-Uni dans les jours précédant l’occupation allemande des îles pendant la seconde guerre mondiale a également eu de graves conséquences linguistiques ; dans une proportion considérable des femmes et des enfants de Jersey, Guernesey et Aurigny ont passé les cinq années suivantes (1940-45) coupés de leur langue maternelle et immergés dans l’anglais. À leur retour, beaucoup d’entre eux avaient soit oublié leur normand soit avaient choisi de continuer à utiliser l’anglais, qu’ils considéraient comme la langue de la prospérité et de la promotion sociale. Le normand est devenu de plus en plus stigmatisé et les parents ne le transmettaient plus à leurs enfants. La situation a été exacerbée par l’immigration massive à Jersey et Guernesey en provenance du Royaume-Uni, qui s’est produite dans la seconde moitié du XXe siècle, notamment avec l’établissement de l’industrie bancaire, qui représente actuellement le principal générateur de revenus dans ces îles ; les immigrants ne voyaient nullement la nécessité d’apprendre la langue locale.
L’anglicisation de Sercq fut plus tardive. Ses débuts remontent à 1835, lorsque des mineurs anglophones sont venus sur l’île pour travailler dans une mine d’étain. Le développement de l’industrie touristique avant la fin du siècle a également contribué à la diffusion de l’anglais. Comme seuls 129 des 600 habitants ont quitté Sercq pendant la seconde guerre mondiale, l’influence linguistique de la guerre a été moindre que dans les autres îles.
Il semble contradictoire qu’Aurigny, l’île anglo-normande la plus proche de la Normandie continentale, ait perdu sa langue normande en premier. Cependant, sa proximité avec la France a paradoxalement contribué en grande partie à la disparition de l’auregnais. La position d’Aurigny dans la Manche la rendait très vulnérable aux attaques et lui conférait une importance stratégique en tant qu’avant-poste militaire. À partir de 1847, les travaux de construction visant à fortifier l’île ont entraîné l’importation d’une importante main-d’œuvre d’immigrants anglophones : la population a ainsi triplé en cinq ans, ce qui a eu une influence linguistique considérable. Cependant, l’auregnais ne s’est éteint complètement qu’au milieu du XXe siècle. Son glas a été sonné, d’une part par l’évacuation massive de tous les habitants, à l’exception de 18, quelques jours avant l’occupation d’Aurigny par les Allemands en 1940 et, d’autre part par la construction de quatre camps de travail forcé sur l’île. Après la capitulation allemande en 1945, Aurigny était donc désolé et rempli de bunkers en béton et, par conséquent, ne pouvait pas être réhabité immédiatement.
Revitalisation
La baisse du nombre des locuteurs du normand insulaire a donné lieu à des mesures visant à le maintenir et à le renforcer.
Jersey
C’est à Jersey que les mesures de revitalisation sont actuellement les plus avancées. La plus importante a été la création, en 1999, de l’Office du Jèrriais (graphie normalisée), qui est chargé de promouvoir le jèrriais et de coordonner toutes les initiatives de revitalisation linguistique. En 1999, un programme d’enseignement a été introduit dans certaines écoles primaires et, actuellement, le gouvernement de Jersey emploie sept enseignants et un responsable de la promotion de la langue pour développer et mettre en œuvre un programme d’apprentissage du jèrriais pour les enfants âgés de 8 à 11 ans. Aujourd’hui, le jèrriais est enseigné dans une école phare, où tous les élèves âgés de 7 à 11 ans reçoivent une leçon hebdomadaire de 30 minutes dans le cadre du programme scolaire. En outre, dans 9 autres écoles des cours sont offerts qui relient le jèrriais à des domaines plus larges du programme scolaire, tels que l’histoire, la géographie et la culture. Des clubs hebdomadaires après l’école (Pallions) proposent des activités basées sur le jeu qui visent à introduire le jèrriais aux nouveaux apprenants ainsi qu’à consolider l’apprentissage des enfants participant aux classes scolaires. La langue est également introduite aux jeunes de 17 et 18 ans dans 5 des 9 écoles secondaires de Jersey dans le cadre du programme d’enrichissement personnel. En 2024, donc, quelque 500 élèves sont régulièrement en contact avec la langue à l’école. Des cours de jèrriais en ligne pour adultes sont également proposés à 7 niveaux de compétence et des groupes de conversation en jèrriais ont lieu quotidiennement dans des parties différentes de l’île.
Le statut du jèrriais a reçu un coup de pouce important en 2019 lorsqu’il a été reconnu comme une des langues officielles du corps législatif de Jersey, les États de Jersey. Ce changement s’est inscrit dans un contexte plus large de la présence croissante du jèrriais dans le paysage linguistique de l’île. La signalisation bilingue est de plus en plus courante dans la ville de Jersey, St. Helier, et à l’aéroport. Le jèrriais figure sur les bâtiments publics, sur les bus et, depuis 2010, sur les billets de banque. Depuis 2019, le jèrriais est obligatoire sur tous les en-têtes de lettres officiels utilisés dans le secteur public et sur tous les nouveaux panneaux publics.
En ce qui concerne les médias, depuis les années 1970, le jèrriais s’entend toutes les semaines dans la Lettre Jèrriaise, une courte émission de radio de la BBC. Des articles en jèrriais apparaissent régulièrement dans les magazines paroissiaux et dans les médias numériques. Par exemple, l’Office du Jèrriais héberge une chaîne YouTube et met à disposition, via la plateforme Linguascope, du matériel pédagogique en complément de ses cours en ligne et à l’école. L’Office a également produit une application uTalk et maintient une présence jèrriaise régulière sur X (anciennement Twitter), Facebook et Soundcloud.
La Société Jersiaise (établie en 1873 pour l’étude de l’histoire naturelle, des antiquités et de la conservation) comprend une section linguistique (créée en 1995), qui s’efforce de soutenir et d’améliorer la visibilité du jèrriais et qui a soutenu la publication de plusieurs livres, y compris un dictionnaire jèrriais-anglais. La Société héberge également le site web Les Pages Jèrriaises, qui comprend actuellement plus de 4 000 pages web, dont des index d’auteurs, de poèmes, de textes et d’autres sujets en langue jèrriaise. L’Assembliée d’Jèrriais (fondée en 1951) organise régulièrement des événements sociaux pour les locuteurs natifs et le jèrriais est promu lors de festivals culturels, notamment la Fête Nouormande annuelle et l’Eisteddfod de Jersey (un concours de musique, de poésie et de théâtre). Un Festival du Jèrriais a été créé en 2018.
Guernesey
Le guernésiais (graphie normalisée) n’est pas enseigné actuellement à l’école, mais certaines écoles proposent un club guernésiais (dirigé par des bénévoles) à la fin de la journée scolaire ou à l’heure du déjeuner. La Commission de la langue guernésiaise, créée par les États de Guernesey en 2013 et relancée en 2020 (quand les États de Guernesey ont voté pour que le guernésiais devienne une des langues officielles de Guernesey), a pour mandat d’arrêter le déclin du nombre de locuteurs et de soutenir, développer et promouvoir le guernésiais en tant qu’aspect unique de la culture, du patrimoine et de l’identité de l’île. Aujourd’hui, le guernésiais est plus présent qu’auparavant dans le paysage linguistique de Guernesey : des panneaux de « bienvenue » se trouvent dans la ville de St. Peter Port, et à l’aéroport, et la langue apparaît également dans l’image de marque de certains produits et services locaux, tels que le bureau de poste, dont les camionnettes de livraison arborent des phrases en guernésiais, ou les bus locaux, qui impriment « Bienvenue à bord » en guernésiais sur les tickets. La BBC diffuse depuis de nombreuses années un bulletin d’information hebdomadaire en guernésiais et le quotidien Guernsey Press publie régulièrement une rubrique nommée « phrase en guernésiais ». La Commission de la langue dispose d’une chaîne YouTube. Le guernésiais a une forte présence dans la Fête Normande et figure parmi les concours à l’Eisteddfod de Guernesey. L’Assembllaïe d’Guernésiais (fondée en 1956) organise un programme d’événements sociaux réguliers dans la langue.
Sercq
En 2024, le Sercquais n’a aucune présence dans le paysage linguistique de Sercq, mais la Société Sercquiaise fournit des fonds pour que la langue soit enseignée à un niveau rudimentaire à l’école primaire et par le biais de cours en ligne. Un recueil de dictons et de devinettes traditionnels en sercquiais a été publié récemment.