Les Parlers normands : caractérisation

Stéphane Laîné

p. 2-5

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Stéphane Laîné, « Les Parlers normands : caractérisation », Langues et cité, 33 | 2025, 2-5.

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Stéphane Laîné, « Les Parlers normands : caractérisation », Langues et cité [En ligne], 33 | 2025, mis en ligne le 30 avril 2025, consulté le 11 juin 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/650

Les phénomènes phonétiques du Nord‑Ouest

Les phénomènes phonétiques du Nord‑Ouest

Design graphique : La Fabrique de patrimoines en Normandie

Les parlers normands à la croisée des phénomènes phonétiques de l’Ouest de la France

Les parlers normands à la croisée des phénomènes phonétiques de l’Ouest de la France

Design graphique : La Fabrique de patrimoines en Normandie

Isoglosse délimitant l’évolution du [é] latin : [e] à l’ouest, [we] et [wa] à l’est

Isoglosse délimitant l’évolution du [é] latin : [e] à l’ouest, [we] et [wa] à l’est

Design graphique : La Fabrique de patrimoines en Normandie

Les parlers normands font partie intégrante de la langue française, par l’origine et par beaucoup de leurs caractéristiques. Historiquement, ils appartiennent au vaste ensemble des dialectes d’oïl et ils relèvent aujourd’hui de ce que les sociolinguistes nommeraient une variation diatopique du français standard (ou de référence).

La formation des parlers normands est en très grande partie similaire à celle du français standard. Le latin constitue la matrice linguistique, qui s’est substituée à un substrat celtique dont il reste quelques traces lexicales et à laquelle viendront s’ajouter un superstrat germanique et divers adstrats. Parmi ceux-ci, il en est un qui revêt une importance particulière : l’adstrat scandinave.

Caractéristiques phonétiques

Loin d’être isolés, les parlers normands ont connu au cours de leur évolution des phénomènes phonétiques qui ont aussi affecté de nombreux autres parlers plus ou moins proches géographiquement. Ils appartiennent à deux grands ensembles dialectaux : le domaine du Nord-Ouest et celui du Grand Ouest.

Phénomènes du Nord-Ouest

Ces phénomènes concernent les deux tiers de la Normandie et ils sont partagés avec les parlers picards : c’est pourquoi l’expression « domaine normano-picard » est aussi employée. Ils s’étendent de Granville, sur la côte ouest du département de la Manche, jusqu’à la Wallonie, et sont au nombre de trois. Le linguiste Charles Joret les a définis au XIXe siècle et le faisceau d’isoglosses (ligne imaginaire délimitant un phénomène linguistique) qu’il a tracé porte son nom, la ligne Joret.

En français standard, les consonnes vélaires [k] et [g] placées devant la voyelle [a] ont connu entre le Ve et le XIIIe siècle une évolution de leur articulation appelée palatalisation, qui les a fait aboutir respectivement à [∫] et [3]. Dans beaucoup de parlers normands et picards, cette palatalisation a avorté et l’articulation originelle est demeurée identique. Nous pouvons ainsi opposer cat / chat ; quêne / chêne ; gambe / jambe ; gardin / jardin…

La même consonne [k] s’est également palatalisée devant les voyelles [e] ou [i] entre le IIIe et le XIIIe siècle, aboutissant à [s] ; en Normandie ou en Picardie, cependant, la réalisation est [∫]. Un phénomène identique a affecté le groupe -ti- placé entre une consonne et une voyelle. S’opposeront par conséquent des mots tels que chent / cent ; rachine / racine ; tracher / tracer…

La consonne [w] présente dans les mots germaniques et dans les mots latins introduits tardivement a évolué en [v], comme elle l’avait fait en latin classique entre le Ier et le IIIe siècle. En français standard, en revanche, [w] a abouti à [g], après une étape intermédiaire [gw]. Les parlers normands, selon qu’ils sont au nord ou au sud de l’isoglosse correspondant à ce phénomène, connaîtront donc des réalisations viquet / guichet ; vey / gué ; vêp(r)e / guêpe.

Phénomènes du Grand Ouest

Beaucoup d’autres phénomènes phonétiques rencontrés dans les parlers normands sont partagés avec les parlers d’une grande partie occidentale de la France, parfois jusque très au sud du pays : Bretagne, Maine, Anjou, Poitou, Saintonge…

Un /e/ long ou un /i/ bref latins ont tous deux évolué en [e] lors du bouleversement du système vocalique latin. [e], accentué et libre, a connu à partir du VIe siècle une diphtongaison spontanée qui a abouti finalement à [wa]. Cette prononciation, populaire et surtout parisienne, s’est imposée pour tous à la fin du XVIIIe siècle. En Normandie cependant, comme dans les parlers occidentaux jusqu’à la Gironde, la diphtongue [éi] s’est simplifiée en [é] au XIIe siècle. Cette distinction produit donc des oppositions du type mé / moi ; dret / droit…

[o], issu lors du bouleversement du système vocalique latin d’un /o/ long ou un /u/ bref, a diphtongué lorsqu’il était accentué et libre, aboutissant à [œ]́ aux XVIe‑XVIIe s. (ou [ø] devant une consonne muette et en finale absolue). Dans le Grand Ouest du domaine d’oïl, le premier segment de la diphtongue [øu] ne change pas de série dans la seconde moitié du XIe siècle, la diphtongue se simplifie en [u], d’où des oppositions avec le français standard comme coue / queue ; goule / gueule…

En français standard, la voyelle [e] s’est labialisée à partir du XVe siècle derrière les consonnes labiales [p], [b], [f], [v] et [m]. Ce phénomène ne s’est pas produit dans beaucoup de parlers du Grand Ouest, créant ainsi des oppositions telles que pêle / poêle ; fein / foin…

Le degré d’aperture d’une voyelle antérieure non labialisée a connu des modifications au cours de l’histoire du français lorsqu’elle était suivie par la consonne vibrante [ʁ]. Dans le Grand Ouest, c’est une fermeture de [aʁ] en [ɛʁ] qui s’est produite aux XVe‑XVIe siècles, produisant des oppositions du type tcherbon / charbon ; tchérue / charrue…

Enfin, dans de nombreux parlers du Grand Ouest, la succession d’une consonne [k], [g], [p], [b], [f]… et d’une consonne latérale [l] a produit une palatalisation de cette dernière, qui évolue d’abord en [λ] et souvent se réduit ensuite à [j]. Ce phénomène est intervenu au cours du XVIe siècle et a créé des différences avec le français standard telles que kios / clos ; pieume / plume…

Outre ces huit phénomènes qui attestent du fait que la Normandie n’est pas isolée linguistiquement des provinces qui lui sont voisines, il existe de multiples autres phénomènes qui ne sont attestés que sur une partie du domaine normand et indiquent clairement qu’il n’existe pas d’unité linguistique de la Normandie, dans ses caractéristiques phonétiques.

Phénomènes d’extension limitée

Dans le nord-ouest de la Normandie [je] se ferme en [ji], qui se réduit à [i], d’où des oppositions vergie / vergée (vergiée en ancien français) ; cachi / chasser (chassier en ancien français)…

Affaibli du XIIIe siècle au XVIIe siècle, le h initial d’origine germanique n’est plus aujourd’hui que disjonctif en français standard. En revanche, la forte expiration s’est maintenue dans le nord-ouest de la Normandie, surtout les zones littorales, ainsi que dans la vallée de la Seine, comme sur toute la façade atlantique, jusqu’en Charente-Maritime : [hε :] / haie ; [haʃ] / hache…

La palatalisation de [k] et [g] devant [e], [i], [y] et [ø], intervenue très tardivement, d’abord dans le Haut-Maine au XVIIe siècle, a produit de nombreuses réalisations différentes dans plusieurs parlers du Grand Ouest, ainsi que dans le parler populaire de Paris : [ogjyst], [odjyst], [odʒ yst] / Auguste ; [kjyRe], [tjyRe], [tʃyRe] / curé…

 

La diphtongue [yi] de l’ancien français a évolué au XIIIe siècle en [ɥi] ; elle est toujours réalisée ainsi dans le français commun. Le français populaire a pour sa part eu tendance à amuïr le premier segment de la diphtongue, d’où [i]. Dans les parlers de Normandie, le phénomène inverse est souvent observé : pertus / pertuis ; tchusène / cuisine…

Le hiatus [əy] de l’ancien français s’est réduit à partir du XIIIe siècle, d’où [y]. Dans les parlers normands, c’est plus fréquemment la deuxième voyelle qui a chuté, d’où une réalisation [ø], après labialisation : veu / vu ; seu / su…

Le suffixe latin -oriu a produit en ancien français une diphtongue [oi], qui a ensuite évolué de manière comparable au résultat de la diphtongaison du [e] latin. Dans une grande partie de la Normandie, la diphtongue s’est plutôt monophtonguée en perdant son élément le plus fragile, le [i]. Le [o] restant s’est ensuite labialisé en [ø], d’où mireux / miroir ; mucheux / mouchoir…

Phénomènes archaïques

Les parlers normands ont enfin conservé des usages ou des tendances connus par l’ensemble des locuteurs des parlers d’oïl, ou par la plupart d’entre eux, ou même par le français normé, à certaines périodes historiques et qui ont depuis été abandonnés, cédant la place à d’autres usages.

Il est ainsi possible de caractériser l’amuïssement des consonnes finales, celui de r devant l et n, la démouillure de [λ] en finale de mot, l’ouverture d’un i ou d’un u devant une consonne nasale n ou m, la conservation de l’ancienne diphtongue [ao], celle de l’ancienne triphtongue [jao] ou encore celle de la diphtongue [we].

Ainsi, la Normandie n’est pas isolée : de nombreux phénomènes phonétiques propres à ses parlers locaux sont partagés par les régions limitrophes, voire bien au-delà. Elle ne possède pas non plus une unité linguistique, une pratique uniforme depuis les rives de la Bresle jusqu’à celles du Couesnon. Les parlers locaux ne sont pas non plus immuables : nous avons constaté qu’ils varient dans l’espace, mais aussi dans le temps. S’imaginer que les pratiques langagières, en Normandie comme ailleurs, forment un ensemble cohérent et atemporel, est une pure vue de l’esprit.

Caractéristiques morpho‑syntaxiques

La grammaire des parlers normands contemporains se distingue assez peu de celle des autres parlers d’oïl. Toutes les conjugaisons, toutes les anciennes déclinaisons, toutes les constructions sont issues du latin, comme c’est le cas du français standard.

Les caractéristiques morphologiques sont essentiellement des variations des désinences verbales et des paradigmes des déterminants ou des pronoms, qui sont autant de faits phonétiques ou de réalisations archaïques, en réalité.

La syntaxe présente encore moins de caractéristiques, elles aussi empruntées à l’histoire de la langue française ou à des phénomènes phonétiques, comme l’haplologie. Ainsi, avec des verbes comme avoir, savoir, devoir ou pouvoir, la postposition du pronom personnel sujet de la deuxième personne du pluriel dans des phrases interrogatives entraîne une répétition de la consonne [v], que les parlers locaux font disparaître : avez-vous devient avous, voulez-vous devient voulous, etc.

Caractéristiques lexicales

En raison d’influences diverses dues à leur histoire, les parlers normands peuvent avoir une grande variété de termes pour désigner la même réalité.

Par exemple, la boisson emblématique de la Normandie, le cidre, n’est pas désignée de façon uniforme sur tout le territoire. Les « marches » de la province, les zones périphériques, usent du mot standard sous une forme populaire [sid], alors que le cœur de la région préfère le mot [beR] / [bɛR], c’est-à-dire littéralement (le) boire.

Le jardin est appelé jardin dans une grande moitié orientale de la Normandie, la partie centrale lui préfère [kuRti], autrement dit l’ancien français et le moyen français courtil, et le Cotentin emploie la forme dialectale de jardin, [gaRdɛ̃].

La bêche a des appellations diverses : le sud de l’Orne use du français standard pelle ; la partie occidentale de la Manche, depuis Portbail jusqu’à Granville, ouvre la voyelle de ce même mot et dit [pal] ; le Cotentin et le Bessin, approximativement, emploient le mot truble, d’origine grecque et généralement prononcé [tRyb] ; tout le reste du territoire désigne la bêche sous le nom de [luʃe] / [luʃɛ], apparenté au mot louche et donc d’origine francique.

Le dindon, animal américain d’introduction récente, offre un bel exemple de variété : picot, sans doute d’origine onomatopéique ; dindon, formé abusivement sur le nom propre Inde(s), avec une agglutination et une dérivation ; [kodɛ̃d], c’est-à-dire « coq d’Inde », l’appellation première datant du XVIe siècle ; [bɛRlu], certainement encore d’origine onomatopéique ; [kudRu] ; [pjo], lui aussi d’origine onomatopéique et qui désigne ailleurs un poussin ; copain, inspiré par le sens de « homme grand et niais », attesté au XVIIIe siècle…

À nouveau, nous constatons que la Normandie est plurielle : le vocabulaire dialectal n’est pas uniforme, il connaît une grande diversité.

Le français régional

Les parlers locaux sont essentiellement oraux et ruraux (même s’ils ne l’ont pas toujours été), ils correspondent à des réalités qui ont été mises en péril par l’évolution de la société, le développement des techniques, l’exode rural… Ils sont aujourd’hui d’un usage restreint et leur vitalité dépend des régions.

Le français régional est presque autant écrit qu’oral, urbain que rural. La différence avec les parlers locaux est sans doute surtout de l’ordre de la conscience linguistique du locuteur : le patoisant sait qu’il emploie un langage qui n’est pas celui enseigné à l’école ou décrit par les grammaires et les dictionnaires, une variation du français standard ; celui qui use de français régional est persuadé de respecter les normes prescriptives du français, alors que ce n’est pas le cas.

Sans nous étendre trop longuement, nous présenterons ici quelques-unes des caractéristiques du lexique du français régional de Normandie.

Les mots peuvent avoir une forme française ayant un rapport sémantique avec la forme standard, comme barrer (v.) « fermer à clef », mot dérivé de barre (en bois ou en métal, utilisée autrefois pour maintenir une porte close), ou carre (s.f.) « coin, angle », mot formé à partir du latin quadrare, comme carré, square ou équerre.

Il peut s’agir plus simplement de mots de famille française : ensaucer (v.) « accommoder la salade », de sauce ; horsain / horzain (s.m.) « étranger », dérivé de hors.

Certains mots sont archaïques : acre (s.m.) « mesure de surface », belin (s.m.) « bélier »…

D’autres sont des mots originaux, de diverses origines. Certains sont d’origine latine, comme custo (s.m.) « sacristain », du latin custos « gardien ». D’autres sont d’origine germanique, comme moque (s.f.) « tasse à cidre », du haut allemand mokke « cruche », apparenté à l’anglais mug. D’autres encore sont d’origine scandinave, comme fale (s.f.) « gorge, gosier, estomac », du scandinave falr « tube », ou super (v.) « boire en aspirant », du scandinave supa « boire ». D’autres enfin sont d’origine onomatopéique, comme viper (v.) « crier sur un ton aigu ».

Le lexique du français régional est donc issu d’origines variées et c’est le corpus hérité du peuplement scandinave qui le rend particulier, qui distingue la Normandie des autres régions françaises.

Ce très rapide exposé n’aborde pas la question de l’onomastique, que nous évoquerons dans un autre chapitre. Il n’explique pas davantage le choix terminologique de l’expression plurielle « parlers normands », ni n’aborde la question du statut qu’il convient de leur accorder : nous y reviendrons ailleurs, là encore.

Les phénomènes phonétiques du Nord‑Ouest

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Les parlers normands à la croisée des phénomènes phonétiques de l’Ouest de la France

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Isoglosse délimitant l’évolution du [é] latin : [e] à l’ouest, [we] et [wa] à l’est

Isoglosse délimitant l’évolution du [é] latin : [e] à l’ouest, [we] et [wa] à l’est

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Stéphane Laîné

Stéphane Laîné, chargé du projet de sauvegarde et de valorisation des parlers normands, la Fabrique de patrimoines en Normandie, CRISCO (UR 4255) Université de Caen Normandie

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