Depuis une quarantaine d’années, une sorte de querelle oppose les universitaires qui étudient et enseignent la dialectologie normande, et les militants régionalistes qui revendiquent une langue normande. Dans un autre chapitre, nous avons tenté d’expliquer qu’il est impossible de dissocier les enjeux politiques et les questions linguistiques, particulièrement en France, et combien la reconnaissance comme langue régionale – ou non – pouvait avoir d’incidence sur les actions engagées en faveur d’un enseignement dans le cadre institutionnel.
Nous allons ici essayer d’expliquer les implications de la querelle terminologique entre dialectologues et militants, et combien elle est vaine.
Charles Joret, Essai sur le patois normand du Bessin, Paris, Vieweg, 1881
Perspective historique
Tous les ouvrages fondateurs pour l’étude des parlers normands rédigés au XIXe siècle emploient le mot patois, depuis le Dictionnaire du patois normand des frères Duméril en 1849 jusqu’à l’« Essai sur le patois de la Hague en forme de glossaire étymologique » de Le Boullenger en 1897. Louis Du Bois, Henri Moisy, Charles Joret, Frédéric Pluquet, Jean Fleury, Axel Romdahl… tous usent du mot patois, mais ils le font suivre systématiquement d’une indication géographique, à l’exception des Duméril et de Dubois (repris et complété par Travers). N’y voyons pas une dépréciation, un jugement ou un mépris de la part de bons bourgeois, savants ou érudits qui se penchent sur les modes d’expression populaire. Voyons-y davantage un emploi spontané du terme qui était alors en usage dans toutes les bouches, que ce soit celles des locuteurs ou que ce soit celles des philologues avertis.
C’est à la fin du XIXe siècle et au début du XXe que le mot patois est concurrencé par deux autres mots, langage et parler : Louis Huet, « Étude sur le langage des habitants de Condé » (1883) ; Charles Guerlin de Guer, Le Parler populaire dans la commune de Thaon (1901) ; Camille Mazé, Étude sur le langage de la banlieue du Havre (1903) ; Charles Vérel, « Dictionnaire du parler bas-normand (arrondissement d’Alençon) » (1910). Il semblerait que la connotation péjorative du mot patois, dont l’étymologie est discutée mais souvent jugée négative, comme l’ont montré depuis les travaux de John Orr, ait surgi à la conscience des linguistes, professionnels ou amateurs, et qu’ils lui aient préféré d’autres mots plus neutres.
Le mot dialecte, plus technique, a été assez peu employé dans le domaine normand, à l’exception de quelques études : Georges Métivier, Dictionnaire franco-normand ou Recueil des mots particuliers au dialecte de Guernesey faisant voir leurs relations romanes, celtiques et tudesques (1870) ou Delboulle, Glossaire de la vallée d’Yères pour servir à l’intelligence du dialecte haut-normand (1876). Sans doute a-t-on davantage réservé son usage à une approche diachronique des parlers. En revanche, dialectologie, dialectal ou dialectologue s’imposeront pour désigner la science du langage consacrée aux parlers locaux, ce qui les qualifie ou ceux qui exercent cette discipline linguistique.
L’expression « Les Parlers normands »
Le Dictionnaire historique de la langue française précise dans l’article consacré au mot patois : « Ces valeurs péjoratives (cf. jargon, baragouin) ont reculé devant le sens objectif “dialecte rural” ou “variante dialectale d’une communauté rurale précise”, mais en linguistique, on lui préfère dialecte, plus neutre. » Les dialectologues qui ont exercé à l’université de Caen Normandie ont toujours eu cette vision neutre, objective, non connotée du mot patois.
Ils ont dans le même temps toujours refusé d’évoquer une quelconque langue normande. En effet, en tant que spécialistes de la langue française étudiée dans des approches diachronique et dialectologique, il ne leur était pas possible de considérer que les pratiques langagières en usage en Normandie pouvaient être autre chose qu’une variation de la langue française, variation essentiellement diatopique, mais qui peut aussi comporter des dimensions diastratiques, diagéniques ou diaphasiques.
Pour développer les actions définies par la Région Normandie dans sa politique linguistique, nous avons promu l’expression « Les Parlers normands ». Elle repose sur un terme neutre et descriptif, parler, mais elle est aussi dans une forme plurielle, qui permet d’induire la très grande variété de la pratique dialectale. Nous évitons ainsi les débats sans fin sur la définition de ce qu’est une langue, alors que les linguistes ne s’accordent pas eux-mêmes sur la réponse à apporter et alors que nous poursuivons tous une démarche de sauvegarde et de valorisation d’un patrimoine linguistique régional.
La langue, outil politique
Nous avons expliqué par ailleurs les enjeux du statut de langue régionale pour certains des services de l’État. Il peut également y avoir une dimension purement politique à cette question. Dans certaines régions, le fait de pouvoir employer la langue régionale dans l’espace public, dans l’espace institutionnel des collectivités territoriales, revêt une importance majeure : celle de pouvoir disposer de deux langues officielles. Que la langue régionale soit élevée au rang de langue nationale, c’est remettre en cause les fondements de la nation tels que l’État français les a entendus depuis la Révolution française. La revendication linguistique accompagne une volonté d’autonomie régionale, voire d’indépendance.
Rien de tel en Normandie. On attribue au penseur politique normand Alexis de Tocqueville (1805-1859) un très bel oxymore, que les spécialistes essaient vainement de retrouver dans ses écrits : « Les Normands sont violemment modérés. » S’ils sont farouchement attachés à leurs droits et à leurs prérogatives, les Normands, dont la province a été rattachée au royaume de France en 1204, ne vivent pas le rapport avec l’État centralisé comme un antagonisme, un affrontement, un rapport de forces. Il en est ainsi également pour les questions linguistiques. Les aspirations qui sont les nôtres consistent à demander qu’il y ait une égalité de traitement de tous les services de l’État à l’égard des langues d’oïl, comme à l’égard de toutes les langues régionales. Mieux vaut créer des ponts et des synergies plutôt que bâtir des murs et mener des combats stériles.
La langue, un problème de conscience
Le véritable enjeu, en définitive, est celui de la conscience linguistique des locuteurs et de celle de leurs interlocuteurs. La langue régionale ou le parler local sont une composante essentielle du patrimoine personnel du locuteur natif, un élément constitutif de son identité. Ils se transmettent au sein de la famille, font partie d’un bien partagé. Ils se pratiquent dans un environnement proche, sur une aire géographique restreinte. Dans un tel contexte, les locuteurs n’ont pas véritablement à interroger leur façon de s’exprimer, sauf lorsqu’ils sont confrontés à des interlocuteurs qui ont un système différent du leur, en particulier des interlocuteurs qui n’ont d’autre référent que la langue standard. Dans une telle situation de diglossie, peuvent naître des sentiments négatifs, des complexes d’infériorité linguistique dont le schéma a été inculqué par le cadre scolaire depuis le XIXe siècle. Toutefois, les interactions étaient limitées pour les locuteurs natifs il y a encore quelques décennies et leur quotidien n’était que faiblement pénalisé par un défaut de compréhension ou de maîtrise de la langue de référence. Aujourd’hui, la situation est très différente : il reste peu de locuteurs natifs et ils ont en général davantage de compétences pour contrôler des situations de diglossie. En revanche, il nous semble que les semi-locuteurs et surtout les néo-locuteurs perçoivent de manière plus sensible les questions de hiérarchisation des pratiques langagières. C’est dans leur bouche que les discours les plus radicaux se font entendre, ce sont eux qui refusent certaines dénominations ou qualifications au sujet des parlers locaux.
Sans doute peut-on s’affranchir de ces perceptions négatives, qui permettent de conserver encore des appréciations erronées, comme celle qui consiste à définir les dialectes d’oïl de « français déformé ». C’est tout l’objet des actions de valorisation.