Depuis 2019, la Région Normandie a engagé une politique de sauvegarde et de valorisation des parlers normands. Entretien avec le président de la Région, Hervé Morin. Propos recueillis par Stéphane Laîné
Pourquoi la région Normandie s’est-elle engagée dans une politique linguistique ?
J’ai la chance d’être le premier responsable politique à présider une Normandie réunifiée. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point la Normandie a souffert d’avoir été divisée en deux régions pendant plusieurs décennies ! À tous points de vue. La réunification a permis à la Normandie de retrouver son espace géographique, historique et culturel, son espace naturel. Je regrette d’avoir mis deux ans à initier la politique linguistique de la région, parce que la réunification a mis du temps à se faire, mais cette politique était nécessaire.
En quoi, pourquoi cette politique linguistique est-elle nécessaire ?
Je rêve que notre région déploie davantage tout son potentiel et relève les défis de demain, que l’esprit de conquête dont Guillaume [le Conquérant] est le plus bel exemple coule à nouveau dans nos veines. J’ai pu observer ce qui se passe dans d’autres régions françaises, en Corse, au Pays basque ou chez nos voisins bretons. La force de la Bretagne, c’est que le Breton pense d’abord « Bretagne ». Eh bien nous, Normands, il faut que nous pensions toujours davantage « Normandie ». Ça n’empêche pas d’aimer son pays, d’être patriote. L’un n’est pas incompatible avec l’autre. Mais je trouve que le plus grand atout de cette réunification, c’est le côté immatériel, si tout le monde a un réflexe « Normandie ». Or, le patrimoine immatériel, c’est avant tout une langue. Il convient donc de tout faire pour la sauvegarder et la valoriser.
Expliquez-nous…
La Normandie, c’est bien autre chose que les fermes à colombages, les vergers de pommiers et les vaches. La Normandie est en effet beaucoup plus riche et diverse que cette image d’Épinal. La variété des territoires y est très grande, depuis le Pays de Caux jusqu’au Cotentin, du Pays d’Ouche au Pays d’Auge, du Bessin à l’Avranchin, du Roumois au Domfrontais… Tous ces territoires partagent une culture commune, mais chacun a développé des caractéristiques qui lui sont propres, que cela concerne l’agriculture ou la pêche, la gastronomie ou l’architecture, et bien sûr aussi la langue, le parler local. Sauvegarder et valoriser la connaissance de tout ce patrimoine immatériel, c’est rendre leur fierté aux Normands. Cet enracinement n’est pas nécessaire par nostalgie, mais pour bâtir l’avenir. Grâce à une politique comme celle que nous avons engagée en faveur des parlers normands, la Normandie prend corps dans l’esprit de nos compatriotes. Cela les rend fiers et ambitieux.
Cela veut dire que les parlers régionaux font partie de votre propre culture, de votre héritage personnel, familial ?
Oui, bien sûr ! Lorsque j’ai entendu le dialectologue Stéphane Laîné – qui désormais conduit la politique de sauvegarde et de valorisation des parlers normands pour la région au sein de l’EPCC La Fabrique de patrimoines en Normandie – prononcer la conférence inaugurale de la première Rencontre des parlers normands en janvier 2019, j’ai été très ému. J’ai été heureux de retrouver des mots prononcés par mes grands-pères, des mots que je n’osais plus utiliser dans mes conversations, comme la carre pour le « coin ». On m’a souvent dit quand j’étais étudiant : « Mais qu’est-ce que tu racontes ? » quand j’utilisais quelques mots régionaux. J’ai compris en écoutant Stéphane Laîné d’où viennent ces mots, en quoi ils font partie intégrante de la culture normande et combien il faut les protéger et en être fiers. Quand j’entends ces mots, c’est le parler local de Fatouville-Grestain et celui d’Épaignes qui me reviennent.
Qu’avez-vous décidé lors de cette première Rencontre des parlers normands ?
Nous avons décidé d’un plan d’actions qui se décline autour de trois principaux axes, sous la responsabilité d’un conseiller régional, mon ami Édouard de Lamaze : sauvegarder les parlers normands ; valoriser et développer les parlers normands ; communiquer auprès du grand public. Un Conseil Scientifique et Culturel (CSC) des parlers normands a été constitué pour garantir la qualité scientifique de l’ensemble des travaux menés dans le cadre du plan opérationnel, tant en termes de méthodologie que de contenus. Il est composé de seize membres, mêlant universitaires et locuteurs normands, venant de Normandie, de Lyon, de Toulouse, de Jersey et d’Angleterre.
Pourquoi avez-vous sollicité des universitaires ? Les membres des associations sont de bons connaisseurs et ils sont motivés, souvent.
Très franchement, c’est un sujet très difficile à aborder pour un président de Région. Je suis intuitif et affectif, j’avais besoin de comprendre. J’ai commencé à réfléchir aux actions à mettre en œuvre après avoir rencontré les responsables de la Fédération des associations pour la langue normande (FALE) et surtout lors des échanges de la première Rencontre des parlers normands. Il y a des sujets qui sont une évidence et puis il y a des sujets sur lesquels on se dit : « Mais comment je peux prendre cette histoire ? ». Il y a énormément de passion et dès lors qu’il y a de la passion, on risque de se prendre les pieds dans le tapis. J’ai compris qu’il fallait un fondement scientifique à notre action, parce que le but ce n’est pas de faire du folklore, encore moins de l’identitarisme. D’abord, sur certains dossiers comme les panneaux de communes, il y a des cadres juridiques et réglementaires que nous ne pouvons pas ignorer. Ensuite, d’autres dossiers sont politiques et délicats, comme la reconnaissance du normand par l’Éducation nationale comme une langue régionale, qui pourrait être enseignée dans le temps scolaire. Enfin, une politique linguistique ne fait pas l’unanimité auprès de tous les élus, ni auprès de tous les citoyens. Certains esprits chagrins n’en voient pas la légitimité ou en contestent l’utilité. S’appuyer sur le travail de spécialistes reconnus, c’est garantir le sérieux de nos initiatives et une plus grande adhésion de tous.
Pouvez-vous nous décrire les actions que vous avez décidées ?
Je crois que c’est l’un des objets de ce numéro de Langues et cité, aussi je vais laisser aux responsables et aux spécialistes le soin de le faire. Mais je tiens quand même à dire que je suis fier de ce qui a déjà été réalisé depuis 2019. Le projet d’atlas numérique, construit à partir de l’Atlas linguistique et ethnographique normand débuté par Patrice Brasseur en 1970, est d’une richesse culturelle absolument gigantesque. C’est un immense moyen de nous réapproprier notre patrimoine linguistique, notre culture, notre histoire, notre fierté, et c’est un projet scientifique majeur, unique en France. Les panneaux de communes en normand ont commencé à se multiplier et l’écho est très positif dans la population locale, qui se réapproprie la façon de nommer les lieux qu’avaient leurs parents ou leurs grands-parents, et que certains ont perpétuée jusqu’à aujourd’hui. La création du Diplôme universitaire d’études normandes a été un peu longue à se mettre en place, mais elle est un vrai succès. J’ai demandé qu’une version « allégée » soit accessible aux élus et personnels de la Région ; les retours sont enthousiastes. À travers tous ces exemples, je constate que progressivement un sentiment de fierté, d’appartenance au même espace culturel, de communauté de destin resurgit. Cette politique sera poursuivie car elle contribue grandement à la réussite de la Normandie et à la fierté d’être Normand.
Dévoilement officiel de plaque à Brionne le 5 mars 2022
Crédits : La Fabrique de patrimoines en Normandie