L’université de Caen fut l’une des premières à offrir un enseignement de dialectologie, quinze ans seulement après l’élection comme maître de conférences à l’École Pratique des hautes études du « père de la dialectologie », Jules Gilliéron, un Suisse qui avait étudié la philologie à Neuchâtel et Bâle. Elle est aujourd’hui la seule à proposer des enseignements de dialectologie normande, en formation continue et initiale. L’histoire de ces enseignements n’a pas toujours été un long fleuve tranquille.
Revue des parlers normands n° 5, août-octobre 1898
Un pionnier : Charles Guerlin de Guer
C’est par une délibération du conseil de la Faculté des Lettres en date du 23 mai 1898 que l’université décide la « création d’un cours de dialectologie normande » assuré par Charles Guerlin de Guer (1871-1948), disciple de Gilliéron. Il ne s’agit encore que d’un cours de deux heures par semaine « dont une leçon publique pendant la saison ». Une subvention annuelle de 1 500 francs est également décidée, somme importante puisqu’elle correspond au salaire d’environ 600 journées de travail d’un ouvrier spécialisé. Il précise cependant que le recours à « la générosité des pouvoirs régionaux ou locaux, des sociétés savantes de Caen ou de la province » serait le bienvenu1. En juin 1898, Guerlin de Guer obtient le soutien de la Société des Amis de l’Université et le premier cours a lieu le 6 décembre 18982. Il ne s’agit encore que d’un cours libre, hors cursus, mais il connaît un vrai succès puisque dans une lettre adressée à Gaston Paris, Guerlin de Guer indique que plus de cent personnes ont assisté à son premier cours3. Cette correspondance avec le célèbre académicien montre que la création du cours de dialectologie avait bénéficié de son soutien. Toutefois, les relations de Guerlin de Guer avec les autorités de la Faculté des Lettres semblent s’être rapidement détériorées. En 1899, il publie dans la Revue Internationale de l’Enseignement un article sur l’enseignement de la dialectologie normande qui fait l’objet d’une mise au point sévère du doyen de la Faculté des Lettres4. En juillet 1899, le conseil de l’université lui refuse une nouvelle subvention, son cours n’est pas renouvelé, et il lui est même interdit d’afficher ses activités dialectologiques dans les couloirs de l’université. Il déplace alors son cours de dialectologie à l’École normale d’instituteurs de Caen où il enseigne l’année suivante. En 1901, il devient précepteur d’un des pages du tsar de Russie, dont le père est directeur du personnel au Ministère de l’Intérieur et chambellan. Docteur en 1902, il est par la suite professeur dans plusieurs lycées français, puis entre à la faculté des Lettres de Lille, en 1924, où il effectue toute sa carrière universitaire. Éloigné de la Normandie, celui qui a été qualifié de « père de la dialectologie normande » par Patrice Brasseur se consacre désormais à l’étude des parlers du Nord.
Les « Quarante glorieuses » de la dialectologie normande (1960‑2001)
Agrégé d’allemand, passionné de littérature patoisante, Fernand Lechanteur (1910-1971) est un personnage singulier. Érudit à la fois proche de militants régionalistes et d’universitaires influents, il publie de nombreuses notes sur la dialectologie normande. En 1960, il est chargé d’un cours de « dialectologie et d’ethnographie normande » à l’université de Caen sur lequel on ne sait que peu de choses5. Trop occupé par ses fonctions de proviseur du lycée Malherbe à Caen où il arrive l’année suivante, il doit cependant y mettre fin rapidement. La création de cet enseignement doit beaucoup à Michel de Boüard, professeur d’histoire et doyen de la Faculté des Lettres depuis 1954. C’est lui, dès 1944, qui avait sollicité Fernand Lechanteur pour rédiger un chapitre sur la dialectologie normande dans un volume intitulé Les Études normandes. Exposés et méthodes. Ce lien entre histoire et dialectologie ne cessera dès lors de se renforcer, dans la recherche et l’enseignement.
C’est encore grâce à Michel de Boüard que l’enseignement de la dialectologie normande revient au sein de la Faculté des Lettres au milieu des années 60. Né en 1925 à Quettehou (Manche), René Lepelley avait effectué des études de grammaire et d’histoire de la langue à la Sorbonne avant d’enseigner au lycée de Tunis puis à Bayeux. Entré comme assistant à l’université de Caen en 1964, il soutient en 1971 une thèse d’État sur Le Parler normand du Val de Saire. En 1966, il crée, avec quelques étudiants, un groupe de travail nommé le Cercle de dialectologie normande, dont le premier but est « de prolonger par des exercices pratiques, l’enseignement de la philologie donné à la Faculté6 ». La recherche et l’enseignement étant pour lui indissociables, il reprend en 1968 le chantier de l’Atlas linguistique et ethnographique normand et ouvre, en 1969, le premier enseignement moderne de dialectologie normande.
Entre 1967 et 1993, une cinquantaine de travaux de recherche (mémoires et thèses) sont réalisés sous sa direction7. Il forme ainsi de nombreux chercheurs, dont Patrice Brasseur qui, après quelques années passées au CNRS pour réaliser l’ALN, devient professeur de Sciences du langage à l’Université d’Avignon de 1995 à 2012 et Catherine Bougy, qui succède à René Lepelley après son départ en retraite.
En 1982, René Lepelley crée avec quelques enseignants d’autres disciplines (historiens, latinistes, géographes, littéraires, etc.) le premier diplôme universitaire d’études normandes (DUEN) au sein duquel la dialectologie normande tient une place importante. L’interdisciplinarité étant une donnée fondamentale du diplôme, le DUEN est très logiquement confié à l’Office universitaire d’études normandes qui s’installe dans la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, dès son ouverture en 1994. Le DUEN est ouvert chaque année jusqu’en 2017 grâce à la mutualisation d’enseignements de licence de plusieurs formations et à l’ouverture de deux enseignements spécifiques, l’un sur la musique traditionnelle confié à Pierre Boissel (un dialectologue formé par René Lepelley, également violoneux), et l’autre sur la dialectologie. Très volumineux en heures d’enseignement, de moins en moins lié à la recherche à partir du départ en retraite de Catherine Bougy (2012), et en proie au vieillissement de l’équipe enseignante, le DUEN peine à trouver son public et finit par disparaître en 2017.
Le renouveau récent de l’enseignement de la dialectologie normande
Après des années difficiles, la dialectologie normande a retrouvé droit de cité à l’université à travers un Diplôme d’université (DU) pluridisciplinaire de 80 heures et une formation certifiante, elle aussi pluridisciplinaire, de 35 heures.
Le Diplôme universitaire d’études normandes (DUEN)
Le DUEN a réouvert en 2023 dans une nouvelle formule. Cette formation diplômante de 80 heures est composée de quatre modules : institutions et droit normand, dialectologie normande, histoire de la Normandie, ainsi qu’un quatrième module interdisciplinaire consacré à la découverte des sources et des méthodes de la recherche universitaire en sciences humaines. Ouvert à la formation initiale et à la formation continue, le diplôme est accessible aux étudiants et étudiantes titulaires d’un baccalauréat et, pour les non-titulaires, soit par validation des acquis professionnels, soit sur dossier et entretien individuel.
Le diplôme s’adresse en particulier aux professionnels du tourisme, de la culture et du patrimoine, mais aussi aux juristes (la connaissance du droit coutumier normand, qui persiste aujourd’hui dans les îles anglo-normandes, est toujours un prérequis obligatoire pour les juristes souhaitant s’inscrire au barreau de l’île de Guernesey) ainsi qu’à tous les passionnés de la Normandie.
Le module de dialectologie est de 24 h mais cette discipline est également présente pour plusieurs heures au sein du module interdisciplinaire. Il s’agit d’un enseignement de découverte qui permet de situer les parlers de Normandie dans le contexte général de l’histoire de la langue française, en s’attachant à en définir les caractéristiques phonétiques, morphologiques, syntaxiques et lexicales. Il illustre cet exposé par des documents textuels, cartographiques et oraux. Il aborde également le français régional, ainsi que l’onomastique régionale et évoque la littérature dialectale, depuis les origines jusqu’à la production contemporaine, en réservant une place particulière au corpus des légendes. Il présente encore les caractéristiques des chansons traditionnelles, initie les étudiants aux techniques de collectage et propose aux étudiants de mettre en application les connaissances acquises lors d’un court travail de recherche, qui sert d’évaluation finale.
Le succès du DUEN, qui accueille une quinzaine d’étudiants chaque année, n’a pu être possible que grâce au soutien de la Région Normandie qui a permis d’obtenir une large couverture médiatique au niveau régional (presse écrite, radios, télévisions). Il s’explique également par l’ouverture du diplôme à la formation continue, qui permet d’équilibrer le coût de fonctionnement. De nombreux collègues avaient en effet, lors d’un conseil d’UFR de 2022, émis des réserves sur l’intérêt de ce diplôme et sur la viabilité de son modèle économique.
La dialectologie dans la formation certifiante : « Sensibilisation à la culture normande »
C’est encore à la demande de la Région Normandie qu’une formation certifiante interdisciplinaire de 35 h (dialectologie normande, histoire du droit et des institutions normandes, histoire de la Normandie) a été ouverte. Deux sessions réunissant à chaque fois une quinzaine de stagiaires ont été réalisées en 2023 pour des agents de la Région Normandie. Deux autres, prévues en 2024, seront ouvertes aux agents et aux élus de la Région ainsi qu’aux agents de « Normandie Attractivité », l’agence d’attractivité de la Normandie.
Il s’agit là encore d’un autre succès : non seulement la formation a su trouver son public mais elle a permis de convaincre l’université de son bien-fondé puisqu’elle est largement bénéficiaire d’un point de vue financier. Il s’agit même actuellement de la seule action de formation continue proposée par l’UFR.
Remise des diplômes du DUEN et des attestations de la formation certifiante « Sensibilisation à la culture normande » en 2023
Crédits : © Dircom Unicaen ALC.
Conclusion
Depuis plus d’un siècle, l’enseignement de la dialectologie a toujours été le fait d’une poignée d’infatigables passionnés qui ont su trouver, dans l’université et en dehors, les soutiens nécessaires à sa création ou à son maintien. Charles Guerlin de Guer a pu profiter de l’enthousiasme lié à la naissance d’une nouvelle discipline – la dialectologie –, puis Fernand Lechanteur et René Lepelley ont bénéficié du puissant soutien de Michel de Boüard qui ne concevait l’histoire qu’à travers les dialogues que cette discipline pouvait entretenir avec l’archéologie, l’ethnographie et la dialectologie. Depuis trente ans, le rôle joué par la Maison de la Recherche en Sciences Humaines, dont l’une des missions est d’encourager l’interdisciplinarité, a été décisif dans le maintien de cet enseignement souvent menacé par les difficultés budgétaires de l’université.
Toutefois, malgré ses succès récents, l’enseignement de la dialectologie à l’université reste fragile car il repose intégralement sur le dernier docteur en linguistique et dialectologie formé par René Lepelley. Pour s’inscrire dans la durée et s’ancrer dans le paysage universitaire, il doit s’appuyer sur des programmes de recherche internationaux et interdisciplinaires mais aussi se rendre toujours plus visible à travers de nombreuses actions de communications. Il reste à convaincre l’ensemble des partenaires de l’urgence à former de nouveaux docteurs pour continuer à faire vivre une discipline et entretenir les savoirs produits depuis près d’un siècle et demi.