Dès les années 1960, les institutions européennes se préoccupent des langues régionales et minoritaires. En octobre 1981, la Recommandation 928 de l’Assemblée parlementaire sur les Problèmes d’éducation et de culture posés par les langues minoritaires et les dialectes en Europe pose les premières bases d’une convention qui prendra forme dans la résolution 192 de la Conférence des pouvoirs locaux et régionaux de l’Europe en mars 1988. Elle aboutira à une Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, un traité européen adopté lors de la 478e réunion du Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 25 juin 1992 et ouvert à la signature le 5 novembre suivant à Strasbourg.
On sait ce qu’il adviendra de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires en France. Le lendemain de son adoption par le Conseil de l’Europe, le 26 juin 1992, l’article 2 de la Constitution de la République française du 4 octobre 1958 est modifié, un alinéa est ajouté qui indique : « La langue de la République est le français. » En avril 1999, Bernard Cerquiglini, alors Directeur de l’Institut national de la langue française, remet aux ministres de l’Éducation nationale et de la Culture un rapport sur les langues de France. Il établit une liste de 75 langues de France et précise notamment :
« Que l’on adopte, pour expliquer sa genèse, la thèse traditionnelle et contestable d’un dialecte d’oïl (le supposé francien) “qui aurait réussi” aux dépens des autres, ou que l’on y voie la constitution très ancienne d’une langue commune d’oïl transdialectale, d’abord écrite, puis diffusée, le français “national et standard” d’aujourd’hui possède une individualité forte, qu’a renforcée l’action des écrivains, de l’État, de l’école, des médias. Il en résulte que l’on tiendra pour seuls “dialectes” au sens de la Charte, et donc exclus, les “français régionaux”, c’est-à-dire l’infinie variété des façons de parler cette langue (prononciation, vocabulaire, etc.) en chaque point du territoire. Il en découle également que l’écart n’a cessé de se creuser entre le français et les variétés de la langue d’oïl, que l’on ne saurait considérer aujourd’hui comme des “dialectes du français” ; franc-comtois, wallon, picard, normand, gallo, poitevin-saintongeais, bourguignon-morvandiau, lorrain doivent être retenus parmi les langues régionales de la France ; on les qualifiera dès lors de “langues d’oïl”, en les rangeant dans la liste. »
Le Conseil constitutionnel, saisi pour savoir si la ratification de la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires nécessite une révision de la Constitution, décide que ladite charte comporte des clauses contraires à la Constitution en s’appuyant sur le fameux article 2 : « La France méconnaîtrait les principes constitutionnels d’indivisibilité de la République, d’égalité devant la loi, d’unicité du peuple français et d’usage officiel de la langue française. » Ce jugement est confirmé par le Conseil d’État en 2013. La charte est donc signée par l’État français le 7 mai 1999, mais elle ne sera jamais ratifiée, malgré une tentative de modifier la Constitution en 2014-2015 : le texte est finalement rejeté par le Sénat le 27 octobre 2015.
Rapport présenté à la ministre de la Culture et de la Communication par le Comité consultatif pour la promotion des langues régionales et de la pluralité linguistique interne Bulletin officiel de l’Éducation nationalelangues d’oïl, Le ministère de la Culture fonde aujourd’hui son action sur le Rapport Cerquiglini de 1999. Ainsi, la en juillet 2013 indique comme langues régionales dans l’Hexagone :
« Basque, breton, catalan, corse, dialectes alémanique et francique (alsacien et francique mosellan), flamand occidental, francoprovençal, langues d’oïl (franc-comtois, wallon, champenois, picard, normand, gallo, poitevin-saintongeais, lorrain, bourguignon-morvandiau), occitan ou langue d’oc (gascon, languedocien, provençal, auvergnat, limousin, vivaro-alpin), parlers liguriens. »
Le ministère de l’Éducation nationale n’a pas les mêmes principes. Il n’est pas resté indifférent à la question linguistique, pourtant. La loi 51‑46 du 11 janvier 1951, dite loi Deixonne, autorise l’enseignement facultatif de certaines langues régionales : le basque, le breton, le catalan et l’occitan. Des décrets ultérieurs ajouteront le corse (1974), le tahitien (1981), les langues régionales d’Alsace (1988), les langues régionales des pays mosellans (1991), les langues mélanésiennes (1992) et le créole (2002). De nombreuses circulaires publiées dans le suivront, en 1966, 1969, 1971, 1975 (« Loi Haby »), 1975 encore, 1976, jusqu’à la circulaire 82‑261 du 21 juin 1982, dite « Circulaire Savary », qui organise les enseignements de langues et cultures régionales de la maternelle à l’université et autorise les expérimentations, comme les ouvertures de classes bilingues. D’autres circulaires continueront d’être prises, jusqu’à celle du 14 décembre 2021. Cette dernière rappelle d’abord les dispositions précédentes :
« l’article 2 de la Constitution ; l’article 75‑1 de la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui dispose que “les langues régionales appartiennent au patrimoine de la France” ; l’article L. 312‑10 du Code de l’éducation qui établit que “les langues et cultures régionales appartenant au patrimoine de la France, leur enseignement est favorisé prioritairement dans les régions où elles sont en usage” et que “cet enseignement peut être dispensé tout au long de la scolarité” ».
La circulaire indique ensuite les nouvelles dispositions :
« La loi n° 2021-641 du 21 mai 2021 relative à la protection patrimoniale des langues régionales et à leur promotion conforte l’enseignement des langues régionales tout au long du parcours scolaire de l’élève, dans le premier et le second degré, en son article 7 : l’introduction de l’article L. 312‑11‑2 dans le Code de l’éducation précise ainsi que “la langue régionale est une matière enseignée dans le cadre de l’horaire normal des écoles maternelles et élémentaires, des collèges et des lycées sur tout ou partie des territoires concernés, dans le but de proposer l’enseignement de la langue régionale à tous les élèves.” ».
Elle précise enfin et surtout quelles sont les langues régionales qui peuvent être enseignées dans le temps scolaire :
« Cet enseignement s’applique au basque, au breton, au catalan, au corse, au créole, au gallo, à l’occitan-langue d’oc, aux langues régionales d’Alsace, aux langues régionales des pays mosellans, au francoprovençal, au flamand occidental, au picard, au tahitien, aux langues mélanésiennes (drehu, nengone, paicî, ajië), au wallisien, au futunien, au kibushi et au shimaoré. »
Cette circulaire consacre une sorte de « retour de bâton » : la langue nationale, construite à partir des dialectes d’oïl, s’est imposée à l’ensemble du territoire national au cours des siècles, souvent de manière autoritaire et par volonté politique ; aujourd’hui, les héritières des dialectes d’oïl, qualifiées depuis le Rapport Cerquiglini de sont dévaluées par l’Éducation nationale en raison de leur trop grande proximité avec la langue standard et seules deux d’entre elles ont le droit d’être considérées à part entière comme des langues : le gallo et le picard. Pourquoi seulement celles-là ? Pourquoi une telle inégalité de traitement ? Ces questions feront l’objet de plusieurs échanges épistolaires entre le président de la région Normandie, Hervé Morin, et le ministre de l’Éducation nationale d’alors, Jean-Michel Blanquer, entre novembre 2021 et novembre 2022. Le ministère indique qu’il « envisage d’évaluer à nouveau l’intérêt de la reconnaissance d’autres langues locales. » Il donne les critères d’évaluation : « […] l’étendue de l’aire géographique concernée par la pratique de la langue, la proximité éventuelle de la langue avec d’autres langues déjà enseignées, le nombre de locuteurs, le vivier d’élèves intéressés, la ressource enseignante disponible, le corpus littéraire existant, etc. » Qu’en penser ? La Normandie s’étend sur 29 906 km : c’est une superficie trois fois et demie supérieure à celle de la Corse, plus importante que celle de la Bretagne (27 208 km), assez comparable à celle des Hauts-de-France, de Provence-Alpes-Côtes-d’Azur ou des Pays de la Loire. La Normandie côtoie la Picardie et la partie gallésane de la Bretagne, avec lesquelles elle partage de nombreuses caractéristiques linguistiques ; or le picard et le gallo ont le droit d’être enseignés dans le temps scolaire. Le nombre de locuteurs est une argutie : il n’existe aucune statistique d’ensemble sur la pratique de la plupart des langues régionales et des parlers locaux, hormis le recensement de l’INSEE de 1999 (enquête Famille de l’INED). Le vivier d’élèves intéressé existe : encore faudrait-il qu’il soit évalué, ce qui n’a jamais été fait. Le corpus littéraire est abondant et très ancien, comme le montre le projet que nous menons à l’université de Caen Normandie. Il demeure comme seul argument recevable la difficulté de disposer d’une ressource enseignante disponible, mais l’un des objectifs de la refondation du Diplôme universitaire d’études normandes est précisément d’offrir la possibilité aux enseignants qui le souhaitent d’être correctement formés à la découverte et à la valorisation des parlers normands, voire à transmettre leur pratique orale après une formation complémentaire.
À ce jour, il n’existe donc plus qu’un seul établissement où un enseignement de découverte des parlers normands existe, mais hors « cadre de l’horaire normal » : le collège de Bricquebec-en-Cotentin, dans la Manche…