Quelques éléments contextuels
Lorsque le roi François Ier fait promulguer le 25 août 1539 à Villers-Cotterêts ses Ordonnances royaulx sur le faict de la iustice et abbreviation des proces par tout le Royaulme de France, dont les ordonnances 110 et 111 donnent obligation de prononcer, enregistrer et délivrer tous les actes officiels et de justice en « langaige maternel françoys », il donne à la langue une dimension institutionnelle qui est toujours en vigueur aujourd’hui. En réalité, François Ier n’innove pas vraiment… D’autres ordonnances similaires ont précédé, en 1490, 1510, 1531 ou 1535. Le « langaige maternel françoys » est aussi une réalité polymorphe : la France n’a pas alors de langue nationale, les dialectes sont majoritaires et cohabitent avec des usages écrits en permanente évolution, sujets à des tendances variées. Il s’agit plutôt de proscrire l’emploi officiel du latin… mais ce n’est qu’entériner un état de fait : depuis le début du XIIIe siècle, il n’a cessé de décliner dans les actes juridiques, seules les chancelleries religieuses le maintiennent encore.
La création de l’Académie française en 1635 doit imposer le bon usage, mais cela ne concerne qu’une élite sociale et intellectuelle très minoritaire.
La Révolution française va connaître une évolution des rapports à la langue comparable à l’évolution des idées politiques. Si, généreusement, le 14 janvier 1790, l’Assemblée nationale française décide de « faire publier les décrets de l’Assemblée dans tous les idiomes qu’on parle dans les différentes parties de la France » sur proposition du député François-Joseph Bouchette (1735-1810), le concept de nation qui peu à peu s’impose s’accompagne de la nécessité de l’emploi d’une langue commune, rendant possible une république « une et indivisible ». Bertrand Barère (1755-1841), membre du Comité de salut public, promeut l’existence d’une langue nationale dans son Rapport du Comité de salut public sur les idiomes (27 janvier1794). Il est suivi par l’abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831), député à l’Assemblée nationale, qui entreprend en 1790 de faire un état des lieux linguistique et qui remet le 4 juin 1794 un Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française. Le titre se suffit à lui-même et il donne une perspective historique à des réflexes encore en vigueur de nos jours par rapport aux langues régionales et aux parlers locaux.
Ce seront cependant les lois scolaires de François Guizot (1833) et Jules Ferry (1882) qui imposent l’usage d’un français normé : son enseignement est obligatoire et s’appuie sur des outils pédagogiques efficaces.
La conscription et les deux conflits mondiaux, les avancées technologiques (transports, communications…) assureront le succès d’une langue nationale admise comme telle dans l’esprit et la pratique de tous. Durant les Trente Glorieuses, la société évolue considérablement : l’agriculture devient intensive, elle se mécanise et s’appuie sur la chimie ; la reconstruction et le développement de l’industrie favorisent l’exode rural ; la scolarisation massive permet une évolution socio-professionnelle des nouvelles générations, qui passe d’abord par une bonne maîtrise de la langue de référence ; les médias modernes, comme la radio et la télévision, donnent à entendre un usage standardisé de la langue, sans grande diversité lexicale et sans accent régional… Cet ensemble de faits va provoquer une rupture brutale de la transmission des langues régionales et des parlers locaux au sein des familles : désormais, les parents adoptent un usage domestique du français standard, peu d’enfants deviendront des locuteurs natifs de ce qui constituait pourtant la véritable langue natale de leurs ascendants. L’évolution linguistique naturelle se traduit donc par un déclin constant de la pratique dialectale, en Normandie aussi.
Les paradoxes de l’action militante
Face au déclin des langues régionales et des parlers locaux, la réplique va naître dans de nombreuses régions. Pour des acteurs de la vie culturelle et intellectuelle comme pour certains locuteurs natifs, il est évident qu’il s’agit de préserver un patrimoine culturel immatériel. Les moyens mis en œuvre méritent toutefois réflexion…
La réponse qui s’impose partout est en effet un enseignement de la langue régionale, auprès du public scolaire avant tout, mais aussi auprès des adultes. Les ikastolas basques apparaissent en 1960, les écoles Diwan en Bretagne en 1977, les écoles ABCM Zweisprachigkeit en Alsace en 1991… Le corollaire fréquent à cet enseignement est l’apparition d’une forme unifiée de la langue régionale ou des parlers locaux : il paraît difficile, sinon impossible, de transmettre à un large public, sur une étendue géographique importante, les diversités et les variétés propres à toute langue ou pratique langagière. Le basque unifié date de la fin des années 1960, le breton unifié suit la logique du peurunvan, graphie unifiée du breton élaborée dans les premières décennies du XXe siècle et instaurée dès 1941, l’orthal est adopté en 2008 en Alsace…
En Normandie, il n’y a pas eu de tentative de standardisation ou d’unification des parlers locaux. Cependant, Fernand Lechanteur (professeur agrégé d’allemand, linguiste) réfléchit dès la fin des années 1940 à un système d’unification et de rationalisation de l’orthographe, qu’il applique pour la première fois en 1951 pour éditer les Œuvres choisies de Louis Beuve. Ce système a ensuite été complété et perfectionné par des membres de l’association Parlers et traditions populaires de Normandie, fondée par le même Lechanteur en 1968, et par des membres de l’association Université populaire normande du Cotentin à Cherbourg. Dans l’esprit de son concepteur, pourtant, elle était inspirée par les parlers du Cotentin et n’avait pas forcément vocation à s’imposer pour transcrire l’ensemble des parlers normands :
« […] une petite équipe s’est efforcée de créer pour le Cotentinais une orthographe intelligible aussi ordonnée que possible et assez souple pour recouvrir tant bien que mal les variétés de nos patois locaux. […] Bien entendu nous ne chercherons pas à imposer cet usage à nos amis cauchois ou ornais […] » (revue Parlers et traditions populaires de Normandie, n° 1, 1968).
Bien évidemment, le fait d’enseigner pour sauvegarder n’est pas condamnable en soi. Mais il n’est pas neutre non plus. Le fait dialectal, comme la langue régionale ailleurs, relève de la sphère familiale, de l’imprégnation et de l’intime. On sait son patois parce c’est ce qui a été transmis depuis la naissance dans l’environnement le plus proche, on parle son patois, mais on n’apprend pas le patois. Il paraît évident à tout le monde que la maîtrise d’une langue étrangère ne peut se satisfaire d’un apprentissage seulement scolaire : les séjours linguistiques sont reconnus comme le passage obligé d’une pratique orale véritable. Pourtant, l’enseignement des langues régionales et des parlers locaux reste scolaire, théorique, déconnecté de la réalité du fait linguistique… quand il ne le trahit pas.
Aujourd’hui, les langues régionales pour lesquelles on a développé une forme unifiée suscitent une réflexion légitime. Sous prétexte de défendre un patrimoine régional menacé par une langue standard imposée par un État centralisé, on a adopté les mêmes armes que cet État et l’on a produit les mêmes effets. C’est-à-dire que l’on a fait disparaître la variété dialectale et que l’on a inculqué une forme unifiée, une novlangue, par le biais d’un enseignement scolaire. Les néo-locuteurs ne peuvent pas réellement discuter avec leurs grands-parents, locuteurs natifs, puisqu’ils ne parlent pas la même chose. L’apprentissage d’une langue régionale dans un tel contexte devient ce qu’il est déjà par nature : une discipline scolaire comme une autre, qui participe de la réussite de l’élève dans son cursus, mais qu’il ne s’approprie pas réellement. Dans le temps hors-scolaire, l’emploi de la langue régionale est minoritaire, anecdotique ou ludique. Pourtant, l’investissement financier consenti par les collectivités locales et par l’État – auquel, néanmoins, on reproche toujours de ne pas faire assez – dans ces formations est parfois considérable.
C’est pourquoi il nous semble que les enseignants qui pourraient intervenir dans les établissements dans le temps scolaire (voir L’enseignement des parlers normands face aux freins réglementaires) doivent bénéficier au préalable d’une formation solide, théorique et pratique, et se perfectionner ensuite pour être en mesure de transmettre un parler local aussi authentique que possible, au plus près de la réalité culturelle et linguistique d’un espace géographique donné. La refondation du DUEN est ainsi une première étape.