L’Atlas linguistique numérique de la Normandie (ALNN)

Stéphane Laîné

p. 24-25

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Stéphane Laîné, « L’Atlas linguistique numérique de la Normandie (ALNN) », Langues et cité, 33 | 2025, 24-25.

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Stéphane Laîné, « L’Atlas linguistique numérique de la Normandie (ALNN) », Langues et cité [En ligne], 33 | 2025, mis en ligne le 30 avril 2025, consulté le 14 juin 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/665

L’abbé Henri-Baptiste Grégoire (1750-1831), curé d’Embermesnil en Lorraine et député à l’Assemblée nationale, entreprend en 1790 de faire le bilan de la situation linguistique de la nation. Le 16 prairial an II (4 juin 1794), il remet un Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir les patois et d’universaliser l’usage de la langue française de vingt-huit pages, qui a le mérite, au-delà de ses préjugés, de nous permettre d’avoir une vision, même vague, de ce que pouvait être la pratique linguistique en France à cette époque.

Après les enquêtes initiées par l’abbé Grégoire dans la dernière décennie du XVIIIe siècle, une autre enquête est commandée en 1806 par le ministère de l’Intérieur. Un haut fonctionnaire, Charles Etienne Coquebert de Mombret, demande aux préfets de faire transcrire un texte de référence, la « Parabole de l’enfant prodigue » (Luc, XV, 11 à 32) sous ses diverses formes régionales ou locales. Les résultats de l’enquête de Coquebert de Mombret pour la Normandie sont consultables sur le site Paraboles de Normands : https://mrsh.unicaen.fr/paraNorman/index.html. Ce site s’intègre dans un projet plus global, intitulé Paroles de Normands et présenté dans un autre chapitre par Patrice Lajoye.

Ce n’est cependant qu’en 1883 que la dialectologie devient une science officiellement, avec la conférence sur la « dialectologie de la Gaule romane » prononcée à l’École des Hautes Études par Jules Gilliéron. Le même professeur fonde en 1887 la Revue des patois gallo-romans avec l’abbé Rousselot, déjà auteur de la première méthode d’enquêtes linguistiques.

Dix ans plus tard, Gilliéron lance le projet d’un atlas linguistique de la France, dont les enquêtes de terrain sont confiées à l’un de ses disciples, Edmond Edmont. De 1897 à 1901, celui-ci parcourt la France, ainsi que plusieurs régions voisines, il enquête dans 639 communes. Le premier volume paraît en 1902, le dernier en 1910, puis l’atlas est complété jusqu’en 1920. Le résultat est colossal : 2 000 cartes et 992 cahiers.

En 1939, Albert Dauzat propose de faire un nouvel atlas linguistique de la France par régions, pour avoir une analyse plus fine de la situation linguistique. Ainsi vont naître, après le deuxième conflit mondial, de nombreux « atlas linguistiques et ethnographiques », dont la publication se poursuit encore parfois.

Un disciple de Gilliéron, Charles Guerlin de Guer, publie en 1889 un Essai de dialectologie normande, en 1896 Le Patois normand, introduction à l’étude des parlers de Normandie, avec une lettre-préface de M. J. Gilliéron puis en 1901 Le Parler populaire dans la commune de Thaon. Il fonde en 1897 le Bulletin des parlers du Calvados, devenu rapidement le Bulletin des parlers de Normandie et enfin la Revue des parlers populaires. Christophe Maneuvrier présente dans un autre chapitre le rôle important de ce chercheur pour la naissance de la dialectologie normande.

C’est également lui qui fait paraître en 1903 le premier volume d’un Atlas dialectologique de Normandie, resté unique.

Lorsque le projet d’atlas régionaux est lancé par Albert Dauzat, l’ALN est d’abord confié à Guerlin de Guer, assisté de trois enquêteurs.

À sa mort en 1948, deux enquêteurs lui succèdent : Robert Loriot (professeur à l’université de Dijon, déjà responsable de l’atlas de la Picardie avec Raymond Dubois) pour la Haute-Normandie et Fernand Lechanteur, son ancien élève, pour la Basse-Normandie. Après vingt ans durant lesquels le projet est pénalisé par les charges trop grandes de ses responsables, l’ALN est confié à René Lepelley. Il élabore un questionnaire qu’il fait tester par trois de ses étudiants, puis il confie la réalisation du travail à l’un de ses anciens étudiants, Patrice Brasseur.

L’ALN, c’est :

  • 114 points d’enquête ;

  • 2 700 questions ;

  • 697 témoins ;

  • 7 ans d’enquête, de 1970 à 1976 ;

  • 5 volumes publiés, de 1980 à 2019 : 1980, 1984, 1997, 2011 et 2019 ;

  • 1543 cartes ;

  • un fonds d’archives déposé aux Archives départementales de la Manche (456 AV), comportant les carnets d’enquête, les enregistrements, quelques films…

Les données consignées dans les atlas linguistiques sont très riches. Elles le sont sur un plan linguistique pur, en termes de phonétique, de morphologie, de syntaxe et bien sûr de lexique : elles fondent ainsi les connaissances de la dialectologie. Elles sont très riches également sur un plan ethnographique, puisqu’elles rendent compte d’un monde rural désormais bouleversé, sinon disparu.

Toutes ces données sont cependant peu accessibles pour le grand public. Les atlas linguistiques sont peu répandus, difficilement accessibles au sein de bibliothèques spécialisées, et d’un usage rendu ardu par l’usage notamment d’un alphabet phonétique connu des seuls spécialistes.

L’Atlas linguistique numérique de la Normandie, tel que nous le concevons, doit pallier ces défauts. Accessible en ligne dans le monde entier, il conservera une version cartographique et textuelle identique à l’originale (alphabet phonétique Rousselot-Gilliéron), une autre version accessible au public averti ou international (alphabet API) et une dernière version grand public (transcriptions phonologiques). Il sera enrichi des données sonores recueillies par Patrice Brasseur lors de ses enquêtes et conservées aux Archives départementales de la Manche, ainsi que par la très riche documentation iconographique conservée au sein de la Fabrique de patrimoines en Normandie (photographies issues de la Collection des musées de Normandie, photographies et films issus du service de documentation).

Ainsi, c’est un accès direct aux éléments constitutifs d’un patrimoine et d’une culture propres à la Normandie qui seront désormais rendus possibles, n’importe où à travers le monde.

Ce projet très ambitieux est construit en partenariat avec de nombreux acteurs régionaux :

  • La MRSH (Maison de la Recherche en Sciences Humaines) de l’Université de Caen Normandie ;

  • Les Presses universitaires de Caen ;

  • Les Archives départementales de la Manche ;

  • La Fabrique de patrimoines en Normandie.

Il a reçu le soutien financier du ministère de la Culture (DRAC Normandie et Délégation générale à la langue française et aux langues de France)

Stéphane Laîné

Stéphane Laîné, chargé du projet de sauvegarde et de valorisation des parlers normands, la Fabrique de patrimoines en Normandie, CRISCO (UR 4255) Université de Caen Normandie

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