L’Atlas linguistique et ethnographique normand : témoignage

Patrice Brasseur

p. 26-27

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Patrice Brasseur, « L’Atlas linguistique et ethnographique normand : témoignage », Langues et cité, 33 | 2025, 26-27.

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Patrice Brasseur, « L’Atlas linguistique et ethnographique normand : témoignage », Langues et cité [En ligne], 33 | 2025, mis en ligne le 30 avril 2025, consulté le 12 juin 2025. URL : https://www.languesetcite.fr/666

Patrice Brasseur, ALN, volume V, Strasbourg, ÉLiPhi, 2019

Patrice Brasseur, ALN, volume V, Strasbourg, ÉLiPhi, 2019

L’enquête dialectologique pour l’ALN, un projet ambitieux commencé en 1970 et confronté à de nombreux défis, a finalement été mené à bien, après avoir surmonté quelques obstacles qui ont laissé d’autres projets similaires au milieu du gué. Elle visait à documenter les particularités linguistiques des parlers locaux normands qui, comme ailleurs, n’échappent pas à la prédominance du français. Ces parlers, bien que riches en histoire et en culture, étaient alors souvent perçus négativement par les locuteurs eux-mêmes, qui les considéraient comme un frein à leur éducation et à leur mobilité sociale. L’enquête avait donc un double objectif : saisir cette richesse linguistique et valoriser ce patrimoine auprès des communautés locales et des chercheurs. Elle a d’ailleurs bénéficié du soutien du CNRS jusqu’à la fin des années 1990. Grâce à la collaboration de 697 informateurs bénévoles, l’ALN offre une vue d’ensemble détaillée et précieuse sur les parlers normands. Malgré la prédominance croissante du français standard, cet atlas permet de préserver et de valoriser un patrimoine linguistique riche et diversifié, contribuant ainsi à la compréhension et à l’appréciation des variations dialectales et de la richesse culturelle de la région.

L’un des plus importants défis résidait dans la perception du dialecte. Si les choses semblent avoir changé, beaucoup de locuteurs, dans les années 1970, avaient intériorisé l’idée que leur parler était inférieur au français, ce qui rendait difficile l’obtention de leur collaboration. Pour surmonter cette barrière, j’ai souvent dû expliquer mon travail de manière à le rendre compréhensible et valorisant pour les informateurs. Pour cela, je présentais souvent le projet comme contribuant à un « musée de la parole », ce qui, en rejetant le dialecte à l’état de souvenir des ancêtres, paraissait suffisant pour légitimer l’enquête aux yeux des participants en leur ôtant un complexe d’infériorité culturelle.

La crédibilité de l’enquêteur était également un facteur critique. En tant que figure extérieure et parfois perçue comme académique, le dialectologue doit gagner la confiance des locuteurs. Cela passait par une approche respectueuse et un véritable intérêt pour leur culture et leur quotidien. Le travail sur le terrain nécessitait donc non seulement des compétences linguistiques, mais aussi une sensibilité culturelle et sociale que j’avais acquise dans le monde rural de ma jeunesse.

D’autres obstacles, comme ceux qui sont liés à l’indisponibilité ou au désintérêt des informateurs, parfois aggravés par l’hostilité de leur entourage, ont dû être levés. Ces défis ont nécessité des ajustements constants de la méthodologie et une grande flexibilité dans l’approche de l’enquête.

Le questionnaire initial comprenait environ 2 500 questions, que j’ai élaborées à partir des glossaires normands disponibles à l’époque. Ces questions couvraient un large éventail de domaines lexicaux et grammaticaux. Au fil des enquêtes et des interactions avec les informateurs, le questionnaire a été continuellement révisé et enrichi, atteignant environ 2 700 questions. Ces ajustements étaient nécessaires pour mieux saisir les nuances des parlers normands et s’adapter aux réponses des informateurs. La flexibilité du questionnaire permettait aussi d’adapter les questions en fonction des réponses précédentes, assurant ainsi une collecte de données plus précise et pertinente, mais exigeant de nombreux retours sur le terrain.

La contextualisation des questions constitue aussi un aspect important de la méthodologie. En effet, les questions devaient être posées de manière compréhensible pour les informateurs et refléter des situations de la vie quotidienne qu’ils pouvaient facilement reconnaître et comprendre. Une bonne connaissance de la vie rurale traditionnelle était donc indispensable pour formuler les questions de manière appropriée.

L’enquête a aussi laissé la place à des questions ouvertes, permettant aux informateurs d’exprimer leurs réponses de manière naturelle et détaillée. Mais cet approfondissement, sous la forme de conversations dirigées, n’est souvent intervenu qu’après le recueil des données de l’atlas. Ces données complémentaires donnant une plus grande liberté à l’informateur sont nombreuses dans les enregistrements archivés, notamment ceux des îles anglo‑normandes.

Chaque point d’enquête représente une commune, choisie pour être le mieux possible représentative de la zone agricole où elle se trouve. Cette option de principe garantit une couverture géographique large et variée, laissant peu de place aux situations atypiques qui peuvent biaiser les résultats.

Dans la tradition des atlas linguistiques régionaux, l’ALN présente les données recueillies sous forme de cartes et de listes. Les cartes permettent de visualiser la variation géographique, tandis que les listes fournissent des détails plus spécifiques sur les réponses individuelles. Dans les cartes, le choix de mettre en évidence des aires à dominantes dégagées indiquant les lexèmes identiques facilite l’identification des tendances et des particularités linguistiques régionales.

La variation linguistique

L’ALN révèle des variations phonétiques, morphologiques et lexicales significatives entre les parlers de différentes zones de la Normandie et des îles anglo‑normandes.

Outre les différences dans la prononciation de certains sons et phonèmes comme [ʒ] ou [h], la variation phonétique, en lien avec l’histoire de la langue, met aussi en évidence de nombreuses isoglosses dont la plus connue est la ligne Joret, d’extension est-ouest, au nord de laquelle, par exemple, le [ʃ] du français issu du c latin a abouti à [k], comme dans vache/vaque. On peut aussi citer l’évolution des groupes [pl], [bl], etc. qui ont subi une palatalisation dans une large partie de la Basse-Normandie ou encore le traitement du r intervocalique, notamment à Jersey, Sercq et dans le Val de Saire et le Pays de Caux.

La morphologie avec, par exemple, le traitement des finales -et/-ets ou des formes verbales a aussi fait l’objet de nombreuses observations. Quant à la syntaxe, très peu différente de celle du français général, elle présente quelques particularités locales comme, par exemple, des formes verbales non marquées, mises en évidence par Remacle en wallon et que l’on observe dans d’autres régions francophones.

C’est, au premier chef, la variation lexicale qui constitue l’objet essentiel de l’ALN. C’est à travers elle que les précurseurs comme Gilliéron à l’échelle de la France ou Guerlin de Guer en Normandie ont voulu mettre en évidence les traitements phonétiques établissant la filiation des parlers gallo-romans. Cette variation reflète néanmoins non seulement des influences historiques et géographiques, mais aussi des dynamiques sociales et culturelles variées au sein de la région. L’analyse des aires lexicales permet d’identifier des zones où certains termes sont prédominants, révélant ainsi des tendances et des particularités linguistiques propres à différentes sous-régions de la Normandie.

Extension de l’ALN et perspectives

De par sa nature, l’enquête de l’ALN s’inscrivait dans une perspective beaucoup plus large incluant la variation dialectale à l’échelle de la France (et même de l’Europe avec sa contribution à l’ALE), mais laissant de côté les vocabulaires techniques non agricoles, particulièrement celui de la pêche. Cette lacune a été comblée pour le domaine côtier avec l’Atlas linguistique des côtes de la Manche (ALCM), qui s’étend de Bray-Dunes à Saint-Quay-Portrieux, comprenant en Normandie 24 enquêtes complètes et 38 relevés partiels, avec un questionnaire de 270 questions portant exclusivement sur le vocabulaire maritime. L’ALCM est téléchargeable gratuitement : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01396668

L’ALN permet d’étudier la variation et le changement linguistique et culturel. Ses données peuvent aussi intéresser les sciences humaines en général, notamment les historiens et les ethnologues, dans une perspective francophone. L’atlas pourrait servir de base à des études longitudinales afin d’observer les parlers normands à plusieurs moments de leur histoire passée et à venir. Cela permettrait de mieux appréhender les dynamiques du changement linguistique et les influences contemporaines sur les dialectes locaux. De plus, l’intégration des communautés locales dans le processus de recherche et de documentation, par l’utilisation systématique des moyens techniques modernes, pourrait enrichir encore davantage les données recueillies et faciliter leur analyse et leur diffusion. La préservation de ce patrimoine linguistique passe par la sensibilisation des plus jeunes sans lesquels aucune transmission n’est envisageable.

Patrice Brasseur, ALN, volume V, Strasbourg, ÉLiPhi, 2019

Patrice Brasseur, ALN, volume V, Strasbourg, ÉLiPhi, 2019

Patrice Brasseur

Patrice Brasseur, professeur émérite de Sciences du langage, ICTT (EA 4277) Université d’Avignon