Le tableau ci-contre permet au lecteur de comparer quelques mots en tagalog, une langue des Philippines qui est aussi à la base du filipino, la langue officielle de ce pays de 88 millions d’habitants situé en Asie du Sud-Est, et dans trois langues polynésiennes à plus de 8 000 km à l’est : le māori, parlé en Nouvelle-Zélande, le tahitien et le pa’umotu, parlés en Polynésie française. Pour chaque sens en français, le tableau indique l’équivalent de traduction dans chacune de ces langues. Prenez quelques instants pour l’observer.
TABLEAU 1 - Exemples comparatifs dans quatre langues austronésiennes
français |
PHILIPPINES |
POLYNÉSIE FRANÇAISE |
NOUVELLE-ZÉLANDE |
|
tagalog |
pa’umotu |
tahitien |
māori |
|
foie |
atay |
ate |
ate |
ate |
pirogue |
bangka |
vaka |
va’a |
waka |
pierre |
bato |
fatu |
fatu |
whatu |
boire |
inum |
inu |
inu |
inu |
manger |
kain |
kai |
’ai |
kai |
cinq/main |
lima |
rima |
rima |
ringa |
volatile |
manok |
manu |
manu |
manu |
œil |
mata |
mata |
mata |
mata |
(avoir) peur |
matakot |
mataku |
mata’u |
mataku |
mort |
matay |
mate |
mate |
mate |
partir |
panaw |
fāno |
fano |
whano |
oreille |
tainga |
taringa |
tari’a |
taringa |
planter |
tanim |
tanu |
tanu |
tanu |
croître |
tubo |
tupu |
tupu |
tupu |
pluie |
ulan |
ua |
ua |
ua |
tête |
ulo |
uru |
uru |
uru |
Inutile d’être spécialiste de linguistique historique pour être frappé par la ressemblance de ces formes. Une telle proximité n’est évidemment pas le fruit du hasard. Le tagalog et les langues polynésiennes sont issus d’un lent processus de diversification linguistique à partir d’une même langue-mère que les linguistes nomment le proto-austronésien. Le mot « austronésien » a été créé par le linguiste allemand Wilhelm Schmidt en 1899, à partir du latin auster « sud » et du grec nésos « île », littéralement, « îles du sud ». Le terme « proto » indique qu’il s’agit d’une langue très ancienne. Cette proto-langue des « îles du sud » est à l’origine de plus d’un millier de langues vivantes contemporaines – soit 14 % des 7 000 langues du monde – parlées sur une aire qui s’étend de Madagascar à l’île de Pâques et de la Nouvelle-Zélande à Hawaii (carte 1).
Les trente-sept langues polynésiennes du Pacifique, dont celle de Polynésie française, sont donc apparentées, entre autres, à pratiquement toutes les langues parlées aux Philippines, en Malaisie et en Indonésie, ainsi qu’à celles parlées par les peuples autochtones de Taïwan.
C’est dans cette région, et plus précisément sur les côtes méridionales de ce qui correspond aujourd’hui à la Chine, que la plupart des spécialistes s’accordent à situer l’origine continentale des populations austronésiennes qui ont peuplé l’Insulinde, Madagascar et les îles du Pacifique à partir d’environ - 5 500 ans. On les distingue des populations han qui constituent l’ethnie actuellement majoritaire en Chine et dont les ancêtres viennent de la région du fleuve jaune, plus au nord-ouest.
Les différents rameaux de ces navigateurs-horticulteurs ont exploré systématiquement deux océans grâce à leurs remarquables connaissances en navigation et leurs pirogues à balancier dont la rapidité et la stabilité impressionna les premiers Occidentaux qu’ils croisèrent.
L’identification de la parenté des langues du Pacifique avec celles d’Asie du Sud-Est et de Madagascar est ancienne. Dès 1706, le philologue hollandais Hadrian Reland avait relevé des ressemblances entre le malgache (langue de Madagascar), le malais et le futunien, à partir de listes de vocabulaire recueillies par des navigateurs. En 1784, l’espagnol Lorenzo Hervas y Panduro concluait à l’existence d’une famille linguistique incluant le malgache, les langues de la péninsule malaise, des îles de la Sonde, des Moluques, des Philippines et des îles du Pacifique jusqu’à l’île de Pâques.
Ces premières intuitions n’ont depuis pas cessé d’être confirmées et le cercle d’appartenance à cette famille linguistique s’est élargi aux langues mélanésiennes et à celles de Taïwan. Entre 1934 et 1938, Otto Dempwolff publia trois volumes (Vergleishende Lautlehre des austronesischen Wortschatzes) où il reconstruisit la phonologie du proto-austronésien à partir d’un travail comparatif sur onze langues des différentes régions de l’aire austronésienne et proposa une liste de 2 000 mots qui fait encore référence aujourd’hui.
Une version enrichie et affinée par Robert Blust de ce lexique proto-austronésien est consultable en ligne à l’adresse suivante : https://abvd.shh.mpg.de/austronesian/
Par ailleurs, un lexique comparatif des langues austronésiennes est accessible à cette adresse : https://abvd.shh.mpg.de/austronesian/
Le Polynesian lexicon en ligne offre quant à lui un corpus centré sur les langues polynésiennes qui permet de comparer les mots dans ces langues et de connaître leur étymologie : http://pollex.org.nz/
Les recherches sur l’ensemble austronésien sont constamment approfondies et, environ tous les quatre ans, un colloque international réunit plusieurs centaines de spécialistes de cette famille linguistique (cf. International Conference on Austronesian Linguistics).
L’étude des langues polynésiennes combinée à une exploration des connaissances scientifiques accumulées en linguistique, en archéologie, en anthropologie et aujourd’hui en génétique sur la famille austronésienne est une passionnante aventure intellectuelle à la découverte du Pacifique et de l’Asie et d’un vaste continuum culturel multimillénaire qui s’étend sur deux océans.