Rappel historique des dynamiques sociolinguistiques
Toutes les langues autochtones de Polynésie française, appelées communément « langues polynésiennes » ou « reo mā'ohi », appartiennent au groupe généalogique des langues polynésiennes qui en compte une quarantaine1. Issues d’une protolangue parlée il y a trois mille ans dans la région de Tonga, Samoa, 'Uvea2 et Futuna, au centre de l’océan Pacifique, les langues du groupe polynésien présentent d’étroites ressemblances grammaticales et lexicales et partagent de nombreuses innovations spécifiques qui témoignent d’une période commune de développement de deux millénaires (Pawley 1996). Navigateurs hors pair, leurs locuteurs se sont plus tard dispersés sur l’ensemble du Pacifique, en Mélanésie et en Micronésie à l’ouest, vers l’est jusqu’à Rapa nui3, jusqu’à Hawai'i au nord. Aotearoa4 au sud-ouest fut le dernier grand archipel colonisé par les Polynésiens, 1300 ans après J.-C. (Kirch 2000).
Les archipels de peuplement exclusivement polynésien du Pacifique oriental sont homogènes linguistiquement, chaque archipel étant généralement associé à une seule langue, même s’il existe une variation dialectale interne. L’actuelle collectivité de Polynésie française fait un peu exception puisqu’elle compte cinq archipels (Marquises, Îles de la Société, Tuamotu, Gambier, Australes) distribués sur une surface aussi étendue que celle de l’Europe de l’Ouest, mais sept langues5 :
'eo 'enana/'enata6, reo tahiti, reo pa'umotu, reo magareva, reo rurutu, geo ga'ivavae, reo rapa.
À partir du XIXe siècle, les contingences historiques ont conduit progressivement le tahitien à dominer le paysage linguistique de cette collectivité issue du découpage géopolitique colonial. Arrivés en 1797 à Tahiti, les missionnaires de la London Missionary Society déployèrent une intense activité d’alphabétisation en tahitien dans les archipels de la Société et des Australes et à l’ouest des Tuamotu, en complément de leur travail de traduction7 et d’évangélisation. Le colonisateur français s’est également employé à communiquer en tahitien. Des interprètes, recrutés parmi les missionnaires et les « demis » (métis), contribuèrent à l’administration du Protectorat français sur le royaume de Pōmare, à partir de 1842, puis des Établissements français de l’Océanie (EFO) créés en 18808.
Les actes juridiques témoignent cependant aussi du projet précoce de francisation des Polynésiens. L’ordonnance du 30 octobre 1862, vingt ans après la mise en place du Protectorat, rend obligatoire l’enseignement de la langue française dans les écoles de district, au même titre que celui de la langue tahitienne. Son objectif est clairement mentionné dans un considérant : « de tous les moyens employés pour hâter le développement de la civilisation parmi les populations indigènes, il n’en est pas de plus efficace que la propagation de la langue française » (cité par Argentin et Moyrand 2013, p. 314, note 7). Ces velléités eurent néanmoins un effet limité. Les Polynésiens, qui vivaient en autosubsistance, restaient souvent indifférents à la langue du colonisateur dont l’apprentissage ne fournissait guère à cette époque de plus-value socio-économique. En outre, les moyens matériels et humains déployés pour instruire les élèves en langue française demeuraient très insuffisants (Salaün 2015).
C’est après la Seconde Guerre mondiale que l’idéologie du « tout français » s’imposa dans les faits. L’accès à la pleine citoyenneté française de tous les Polynésiens s’accompagna d’une massification de l’enseignement. L’État s’employa à rattraper l’écart avec la métropole en termes d’équipement, de formations des enseignants et de contenus d’enseignement. L’implantation du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP), sous l’égide duquel les essais atomiques français ont été réalisés entre 1966 et 1995, accélèrera le rythme de la francisation. Le général de Gaulle lui-même confiait à Alain Peyrefitte (1994, p. 122) ses intentions à ce sujet en 1964 :
« La Polynésie, c’est 70 000 habitants. Le développement, l’information, la scolarisation, la pratique du français doivent être le corollaire de l’installation du Centre et demeurer après lui […]. Il faut que les Polynésiens vivent en français, avec des nouvelles de Polynésie, de métropole et du monde en français. Il faut qu’ils baignent dans la France. C’est un cadeau que nous leur devons avant les campagnes de tirs. »
Henri Lavondès (1972, p. 55) rend ainsi compte du monopole du français à l’école et dans l’administration à la fin des années 1960 :
« Dès le niveau le plus élémentaire, la totalité de l’enseignement est dispensée en français. À aucun stade, dans l’enseignement public, le tahitien n’est enseigné. L’usage des langues vernaculaires est interdit dans le cadre des écoles, non seulement aux maîtres, mais encore aux élèves qui ne sont pas autorisés à les employer pendant la classe et même dans leurs jeux pendant les récréations. […] Les dialectes polynésiens sont tacitement ignorés dans tous les cas où la nécessité de communiquer ne rend pas strictement indispensable un recours au vernaculaire. Le français est la langue officielle de tous les services officiels du Territoire. »
Les années 1970 marquèrent une nouvelle inflexion. Les membres de l’Assemblée territoriale interpellaient alors les autorités pédagogiques sur l’incapacité du système éducatif à répondre aux besoins des élèves polynésiens et à tenir compte de leur vécu culturel. Prenant le contre-pied de la politique d’assimilation conduite jusque-là, des demandes d’adaptation de l’école aux réalités linguistiques et culturelles locales furent alors formulées comme remédiation à l’échec scolaire des élèves autochtones (Paia, 2014). Le statut d’autonomie de gestion accordé à la Polynésie française en 1977 conféra au gouvernement local une compétence en matière d’enseignement des langues locales et « à défaut de consensus sur la question de l’indépendance (vers laquelle l’autonomie constitu[ait] pour certains une étape, pour d’autres un rempart), un accord implicite [s’établit] autour de la promotion de la culture polynésienne, très vite rebaptisée culture mā'ohi. » (Saura 2008, p. 129).
En 1980, le conseil de gouvernement prit la décision de donner à la langue tahitienne qualité de langue officielle de la Polynésie française, conjointement avec la langue française9. La loi Deixonne fut étendue à la Polynésie française en 1981, trente ans après sa promulgation en métropole, et l’enseignement du tahitien fut introduit progressivement en maternelle et au primaire (2 heures 40 minutes par semaine) et dans le premier cycle du secondaire en tant que langue vivante optionnelle. Une épreuve facultative de tahitien fut instaurée au baccalauréat en 1981. Une filière universitaire de reo mā'ohi est ouverte en 1993 ainsi qu’une section tahitien-français au concours des enseignants du second degré en 1997. Si le tahitien est très largement favorisé juridiquement, la diversité linguistique interne n’est pas complètement sacrifiée. La loi organique de 1984 et les versions ultérieures prévoient que, sur décision de l’Assemblée de la Polynésie française, la langue tahitienne peut être remplacée dans certaines écoles maternelles et primaires par l’une des autres langues polynésiennes. L’enseignement des langues polynésiennes est, comme ailleurs sur le territoire national, facultatif en droit constitutionnel, « mais au regard du droit positif de la Collectivité, dans le premier degré, il est obligatoire et semble satisfaire la Polynésie sans déranger l’État » (Argentin et Moyrand 2014, p. 324).
Ces avancées institutionnelles n’ont pas suffi cependant à inverser le processus de bascule linguistique amorcé à partir des années 1960. En 1968, le ministère de la Défense employait 43 % de la population active du Territoire (Hoatau 1998) et la maîtrise du français augmentait les probabilités de profit matériel et symbolique. Dès que le niveau de leurs connaissances rendait la chose praticable, de nombreux parents firent le choix de parler exclusivement français à leurs enfants, espérant ainsi faciliter leurs progrès scolaires et l’accès aux emplois salariés, plus particulièrement à ceux de la fonction publique alors en plein essor. Ces enfants, devenus parents à leur tour aujourd’hui, comprennent leur langue d’origine, mais s’estiment souvent insuffisamment compétents pour la parler à leurs propres enfants. Le français est devenu dominant dans les interactions familiales et les adultes s’adressent rarement en langues polynésiennes aux enfants (Salaün 2011). Lors du recensement de 2017, 73 % des personnes âgées de 15 ans et plus ont déclaré le français comme langue « la plus couramment parlée en famille », contre 25 % pour une langue polynésienne (ISPF 2017). Mais les familles, parce qu’elles perçoivent que leurs langues d’héritage sont menacées, adhèrent massivement au principe de leur enseignement à l’école (Nocus, Guimard et Florin 2006).
Enjeux contemporains
La Polynésie française est un pays d’outre-mer au sein de la République10. L’assemblée de la Polynésie française, élue au suffrage universel direct, règle par ses délibérations les affaires de la collectivité. Elle élit, en son sein, le président du gouvernement local. Cette collectivité dispose ainsi d’une autonomie relative en matière de politique éducative et linguistique, même si son système éducatif présente une très forte homologie avec le modèle national.
Comme le confirme l’enquête de Marie Salaün (2011, p. 141) auprès des autorités politiques et pédagogiques, des équipes éducatives et des familles, il semble admis qu’enseigner les langues et culture polynésiennes « relève de l’intérêt général », conviction qui transcende les appartenances politiques. De 2005 à 2014, des dispositifs expérimentaux de renforcement de l’enseignement des langues polynésiennes déployés dans le premier degré ont produit des résultats très encourageants (Nocus et Salaün 2014). Dans la même période, la pratique du 'ōrero, l’art oratoire traditionnel, a connu un essor sans précédent à l’école et cette innovation pédagogique a été récompensée par deux distinctions décernées par la Commission européenne (Paia 2014).
Jusqu’à une époque récente cependant, l’enseignement des langues polynésiennes s’inscrivait principalement dans une perspective transitionnelle, laquelle envisage la langue première comme point d’appui pour l’apprentissage de la langue seconde, qui reste la seule véritable cible dans « une perspective assimilatrice » (Hamers et Blanc 1983, p. 302). Or la légitimation des langues polynésiennes comme simples auxiliaires du français ne suffit pas à modifier les rapports diglossiques dans l’espace scolaire et dans la société. Surtout, la recherche internationale nous apprend que les programmes transitionnels « sont moins efficaces pour développer la littératie […], que les programmes à parité horaire ou les programmes de maintien qui développent les compétences en lecture/écriture dans les deux langues tout au long de l’école primaire » (Cummins 2014, p. 49).
Il y a encore une dizaine d’années, les connaissances sur les gains cognitifs liés à l’enseignement bilingue étaient peu diffusées localement. En 2011, au terme de son enquête auprès des enseignants et des autorités pédagogiques de Polynésie, Marie Salaün concluait :
« Ce qui paraît rester nébuleux, à ce jour encore, reste l’impact du développement de compétences bilingues dans le développement cognitif et affectif de l’enfant. J’ai indiqué précédemment l’absence notable de l’auto-identification comme “bilingue”, j’irai ici plus loin en affirmant que c’est finalement le lien entre bilinguisme et compétences scolaires qui semble peu établi dans l’esprit d’une large majorité de mes interlocuteurs. »
L’école polynésienne n’avait alors pas encore envisagé la voie d’une éducation véritablement bilingue, au sens où l’entend Jim Cummins : « tout programme organisé et planifié qui utilise deux (ou davantage) langues d’apprentissage » qui sont « un médium d’enseignement plutôt que des objets enseignés ». Depuis, grâce à l’engagement des médias locaux dans la promotion du bilinguisme11, les représentations ont sensiblement évolué. Les données de la recherche en psycholinguistique et les résultats des dispositifs expérimentaux sont également diffusés par des enseignants-chercheurs à l’occasion de la formation initiale et continue des enseignants du premier et du second degrés, de l’accueil des personnels enseignants mis à disposition de la Polynésie française, de conférences pour le grand public ou de présentations devant les élus.
En 2019, le ministère de l’Éducation de la Polynésie française a mis en place un enseignement bilingue français-langue tahitienne à parité horaire dans trois établissements scolaires des îles de la Société. Le dispositif a été étendu à sept établissements et à d'autres langues polynésiennes en 2020, dans les archipels de la Société, des Marquises et des Australes, puis à sept écoles supplémentaires en 2021, aux Gambier, aux Tuamotu et à Tahiti. Pour encadrer juridiquement ce dispositif bilingue à parité horaire lancé dans un cadre expérimental, un projet de loi de pays a été votée le 25 novembre 2021.
Cette dynamique s’inscrit dans une quête plus globale de nouveaux équilibres économiques et culturels, après les bouleversements des années CEP. Paradoxalement, alors que la transmission intrafamiliale des langues et cultures d’héritage décline, la société polynésienne prend conscience de la densité de son patrimoine linguistique issu d’une fréquentation multimillénaire du milieu océanique et insulaire12.
À travers la constitution de corpus textuels et sonores dans ces langues, l’université de la Polynésie française (UPF) participe à la conservation et à la diffusion de ce patrimoine (Vernaudon et al. à paraître)13. Il est perçu comme un facteur de cohésion sociale mais aussi comme un atout pour l’industrie touristique, un des principaux poumons économiques de la collectivité, qui, pour rester concurrentielle vis-à-vis de destinations tropicales plus proches des continents et moins coûteuses, doit mettre en valeur sa richesse culturelle.
Conclusion
Conscients de la menace qui pèse sur leur patrimoine linguistique, de nombreux Polynésiens, dans l’enseignement et la recherche, dans les médias, dans les milieux associatifs, culturels ou religieux, multiplient les initiatives pour redynamiser la transmission intergénérationnelle des langues polynésiennes dans une perspective bilingue. Les finalités de la politique linguistique de la collectivité ont sensiblement évolué. Elles visent désormais à valoriser toutes les langues polynésiennes, dans leur diversité, alors que le tahitien était auparavant privilégié.
La perspective transitionnelle est dépassée au profit de dispositifs bilingues où les langues polynésiennes sont véritablement des langues d’enseignement. Elles ne sont pas seulement au service d’un meilleur apprentissage du français. Elles participent aussi conjointement avec le français au développement des compétences langagières des élèves et à la construction de leurs connaissances, en lien à des référents culturels occidentaux et océaniens.