Les langues polynésiennes et l’école

Marie Salaün, Isabelle Nocus, Jacques Vernaudon et Mirose Paia

p. 3-5

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Marie Salaün, Isabelle Nocus, Jacques Vernaudon et Mirose Paia, « Les langues polynésiennes et l’école », Langues et cité, 28 | 2017, 3-5.

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Marie Salaün, Isabelle Nocus, Jacques Vernaudon et Mirose Paia, « Les langues polynésiennes et l’école », Langues et cité [En ligne], 28 | 2017, mis en ligne le 04 mars 2022, consulté le 08 octobre 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/298

La question de l’enseignement des langues polynésiennes à l’école bénéficie désormais d’un large consensus politique et social. Au niveau national, la loi d’orientation et de programmation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013 valorise les langues et les cultures régionales qui « contribuent avec les langues étrangères […] à faire vivre la diversité linguistique » de la société française1. Au niveau local, la Charte de l’Éducation de la Polynésie française votée en 2016 réaffirme que : « L’objectif de l’École est la réussite de tous les élèves. Cette réussite impose la maîtrise du langage qui passe par le développement des compétences linguistiques en français, en langues polynésiennes et en langues étrangères. L’École doit tirer profit de la diversité linguistique de la société polynésienne pour favoriser le plurilinguisme tout au long de la scolarité. » (p. 15) Mais en dépit de ce cadre légal plutôt favorable, les langues polynésiennes peinent à trouver leur place dans l’espace scolaire. Depuis 1982, le tahitien ou une autre langue polynésienne est inscrit(e) dans les programmes et à l’horaire obligatoire de l’école primaire à raison de 2 heures 30 par semaine. Pourtant, seule une minorité d’enseignants titulaires assure cet enseignement de manière effective.

C’est en maternelle, alors que les enfants sont âgés de 3 à 6 ans, que l’on trouve le plus de classes où ce volume horaire, voire un volume supérieur, est effectivement assuré. Au-delà de ces premières années, le volume se réduit très sensiblement, en raison de la priorité accordée aux enseignements jugés « fondamentaux ». Chez beaucoup d’enseignants subsistent des stéréotypes concernant le bilinguisme précoce (risque de confusion, surcharge cognitive, etc.).

En dépit d’un investissement important en moyens humains et matériels ces dernières années, les enseignants, désormais épaulés par des collègues entièrement affectés à la promotion de l’enseignement des langues autochtones, continuent de douter de leur compétence linguistique.

Entre 2005 et 2014, trois expérimentations ont été réalisées, de la maternelle à la fin du primaire, afin de mesurer l’impact d’une augmentation du volume des langues polynésiennes dans l’emploi du temps des enfants, porté à 5 heures hebdomadaires au lieu des 2 heures 30 réglementaires. L’innovation majeure de ces dispositifs a été de mesurer les effets d’un apprentissage de la lecture-écriture en tahitien. Le programme a été accompagné d’une évaluation externe, sur deux axes complémentaires : sociolinguistique et psycholinguistique (cf. Salaün, 2011 ; Nocus et al., 2014). La démarche psychométrique a montré, grâce au suivi longitudinal d’une cohorte de 128 élèves sur 5 ans, un effet positif, massif et à long terme, du renforcement horaire sur les compétences en tahitien, langue qui n’est pas la langue dominante des élèves, sans effets négatifs sur les performances en langue française. Ce résultat, conforme aux conclusions de la recherche internationale sur l’éducation bilingue (Cummins, 2014) permet potentiellement de combattre les idées reçues de beaucoup d’enseignants et de parents : consacrer plus de temps à un enseignement en langue polynésienne n’entrave pas l’acquisition du français à l’oral comme à l’écrit, et le fait d’apprendre à lire en langue polynésienne est facilitateur pour l’entrée dans l’écrit en français.

Pourtant, les acquis de la recherche expérimentale ne seront probablement pas suffisants pour modifier en profondeur les idéologies linguistiques et la doxa pédagogique qui continuent d’assigner aux langues d’origine des enfants au mieux un rôle transitionnel2 ou simplement une vertu patrimoniale. Si les langues polynésiennes sont présentées comme un patrimoine à « préserver », il convient d’enrichir cette conception pour envisager le plurilinguisme aussi comme un formidable potentiel pour le développement affectif, intellectuel et culturel des enfants et des adultes.

ILLUSTRATION – Extraits de E parau haapii e faahohoahia ra ei tauturu i te tamarii i te haapii i te taio i te parau, Raiatea, London Missionary Society, 1879

ILLUSTRATION – Extraits de E parau haapii e faahohoahia ra ei tauturu i te tamarii i te haapii i te taio i te parau, Raiatea, London Missionary Society, 1879

(traduction du titre : Leçons illustrées pour aider les enfants à apprendre à lire).

De l’oral à l’écrit

Le tahitien est la première langue océanienne à avoir disposé d’un système d’écriture alphabétique, élaboré par les évangélistes protestants de la Société missionnaire de Londres au début du 19e siècle. Outre leur travail de normalisation orthographique et de traduction, les missionnaires déployèrent une intense activité d’alphabétisation vernaculaire, à tel point que le capitaine Louis Duperrey écrivait en 1823 dans son rapport au ministre de la Marine et des Colonies : « Tous les naturels de Tahiti savent lire et écrire » (Nicole, 1988). Le tahitien dispose ainsi d’une production écrite significative, y compris laïque, dès le 19e siècle, mais aussi de descriptions linguistiques de qualité – grammaires, dictionnaires – et de supports d’enseignement. Même l’administration coloniale naissante s’est appuyée sur le tahitien pour s’adresser à ses administrés (cf. Te Vea no Tahiti, 1851‑1859). Il y eut des épreuves écrites en tahitien aux épreuves des concours de recrutement des instituteurs jusqu’au début du 20e siècle pour les écoles « de district ». Dès la fin du 19e siècle, des lettrés polynésiens ont consigné dans leur langue sur des cahiers, des récits anciens, des généalogies, des comptes rendus de réunion, etc. Ces précieux témoignages, conservés par les familles, sont occasionnellement révélés au public (Saura, 2008). Cependant, l’imposition progressive du français comme langue exclusive de scolarisation a entravé l’essor de l’écrit vernaculaire et il a fallu attendre les années 2010 pour que l’enseignement de la lecture-écriture en langue polynésienne soit à nouveau encouragé à l’école. La visibilité du tahitien et des autres langues polynésiennes dans la presse écrite et sur internet reste encore limitée.

1 Cf. brochure du ministère sur les langues régionales : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_vivantes/85/4/2013_langues_regionales_

2 Les programmes transitionnels sont des dispositifs dans lesquels la langue première n’est utilisée que comme point d’appui pour l’apprentissage de

Cummins, J. (2014). L’éducation bilingue : qu’avons-nous appris de cinquante ans de recherche ? in I. Nocus, J. Vernaudon et M. Paia, L’école plurilingue en Outre-mer. Apprendre plusieurs langues, plusieurs langues pour apprendre (p. 41-64). Rennes : PUR.

Nicole, J. (1988). Au pied de l’écriture, Histoire de la traduction de la Bible en tahitien, Papeete, Haere pō no Tahiti.

Nocus, I., Salaün, M., Guimard, P. et A. Florin (2014). L’enseignement renforcé du reo mā’ohi au cycle 3 comme prévention et lutte contre l’illettrisme en Polynésie française, université de Nantes, multigraph.

Salaün, M. (2011). Renforcer l’enseignement des langues et cultures polynésiennes à l’école élémentaire. Contribution à l’évaluation de l’expérimentation ECOLPOM en Polynésie française : aspects sociolinguistiques, Paris, rapport de recherche, Agence Nationale de la Recherche, multigraph.

Saura, B. (2008). « Quand la voix devient la lettre : les anciens manuscrits autochtones (puta tupuna) de Polynésie française. » Journal de la Société des Océanistes, 126‑127, p. 293‑309.

1 Cf. brochure du ministère sur les langues régionales : http://cache.media.eduscol.education.fr/file/Langues_vivantes/85/4/2013_langues_regionales_guide_web_293854.pdf

2 Les programmes transitionnels sont des dispositifs dans lesquels la langue première n’est utilisée que comme point d’appui pour l’apprentissage de la langue seconde, qui reste la seule véritable cible.

ILLUSTRATION – Extraits de E parau haapii e faahohoahia ra ei tauturu i te tamarii i te haapii i te taio i te parau, Raiatea, London Missionary Society, 1879

ILLUSTRATION – Extraits de E parau haapii e faahohoahia ra ei tauturu i te tamarii i te haapii i te taio i te parau, Raiatea, London Missionary Society, 1879

(traduction du titre : Leçons illustrées pour aider les enfants à apprendre à lire).

Marie Salaün

Université Paris Descartes, CANTHEL

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