L’innovation pédagogique : l’art oratoire traditionnel ’ōrero à l’école

Mirose Paia

p. 17-19

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Mirose Paia, « L’innovation pédagogique : l’art oratoire traditionnel ’ōrero à l’école », Langues et cité, 28 | 2017, 17-19.

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Mirose Paia, « L’innovation pédagogique : l’art oratoire traditionnel ’ōrero à l’école », Langues et cité [En ligne], 28 | 2017, mis en ligne le 04 mars 2022, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/313

Te vī para ana’e tē tāorahia i te ’ōfa’i.
Seule la mangue bien mûre est une cible pour les cailloux.
-> Ceux qui accomplissent des actions louables sont la cible de critiques des jaloux.

’Ua pū te ’ae’ae !
Le but est atteint !
-> Se dit lorsqu’une chose ou une affaire est conclue et le but atteint.

Tē tārava noa ra te a’au, te ta’ata tāna tautai.
Le récif s’offre à nous, chacun peut y pratiquer sa pêche.
-> Le ’ūtē est un type de chant traditionnel qui reflète la joie, la plénitude et qui peut faire également l’éloge d’une terre ou d’un personnage. Cette expression est utilisée lorsque l’on apprécie un excellent mets.

’Ūtē te vārua !
L’âme chante !
-> Tout le monde peut s’en sortir, il faut faire preuve d’initiative et de courage.

Le terme ’ōrero désigne à la fois l’art oratoire, le discours, ou l’orateur lui-même ou encore l’action de déclamer ou de prononcer un discours. Issu de la tradition ancestrale polynésienne, il correspond à une pratique réservée autrefois à des adultes, hommes, généralement issus de familles de haut rang, longuement formés dans les écoles traditionnelles et auprès de la confrérie des prêtres. Dans une société à tradition orale, ils étaient la mémoire de la communauté et tenaient ainsi un rôle central dans la vie de la société et dans toutes circonstances engageant un protocole de prestations orales publiques comme notamment les cérémonies nuptiales et funéraires ou encore d’intronisation et d’offrandes. De nos jours, cette pratique culturelle est toujours vivace bien que la fonction d’orateur soit de moins en moins l’apanage de spécialistes. Elle reste une compétence pour le moins nécessaire ou attendue dans la fonction des personnalités politiques ou religieuses.

On peut affirmer aujourd’hui qu’en Polynésie française, rares sont les écoles du primaire qui ne connaissent pas le ’ōrero tant son inscription dans les projets scolaires relève désormais d’un processus normal. Néanmoins, l’initiation des enfants au ’ōrero ne s’est pas faite sans bouleverser les traditions et les représentations. Débuté à l’école en 2008, le ’ōrero est pourtant un exemple tout particulièrement intéressant d’innovation pédagogique eu égard aux nombreux avantages que cette forme d’expression littéraire et artistique peut procurer aux élèves. Ainsi ces derniers peuvent en tirer des bénéfices d’ordre pédagogique (compétences langagières à l’oral et à l’écrit), cognitif (faculté de mémorisation, de structuration et de prise de parole), patrimonial (connaissances en littérature, toponymie, valeurs culturelles…) et citoyen (ouverture à l’autre).

Pour y arriver, les équipes pédagogiques ont été accompagnées par des enseignants qualifiés dans cet art grâce à des séquences en co-animation et des outils et supports ad hoc. Ils sont relayés par des enseignants-animateurs chargés de la promotion des langues polynésiennes dans les circonscriptions pédagogiques de tous les archipels. Le projet ’ōrero est proposé sous forme de progression annuelle et périodique.

Celle-ci est constituée de séquences préparatoires, à l’oral comme à l’écrit, autour de la compréhension fine des textes, l’enrichissement lexical et syntaxique, la composition de textes collectifs ou personnels, l’imprégnation et la mémorisation, et l’acquisition des techniques de déclamation en groupe et en individuel (gestion du corps et de l’espace, maîtrise du discours, interaction avec le public). Les textes traditionnels ou contemporains relèvent principalement des genres littéraires polynésiens appelés paripari fenua, fa’ateni et fa’atara qui abordent sous forme d’éloges, de proclamation et de plaidoyer les thèmes de la terre, la famille, la toponymie, les liens avec son île, son histoire et sa singularité. C’est un bel exemple du développement de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture au travers des discours oraux et écrits, plus élaborés, relevant des modes d’expression culturelle de la société (Cummins, 2014).

Pour une meilleure participation, des concours oratoires ont été mis en place à partir de 2009 avec des étapes de sélection, de janvier à mai, entre élèves de la même classe, puis entre élèves de différentes classes d’une même école, et entre lauréats des écoles. Ils se terminent en fin d’année scolaire par une rencontre de tous les lauréats des circonscriptions sur une place prestigieuse de l’île de Tahiti.

L’impact du ’ōrero a été important sur bien des points.

L’efficacité sociale : la dynamique participative engendrée non seulement par les écoles mais aussi par les divers acteurs et partenaires sociaux (institutions, communes, familles, associations, personnes ressources…) pleinement confortés dans leur rôle, a été fulgurante. C’est une illustration du processus par lequel cette dynamique génère un sentiment de pouvoir et de capacité chez les élèves et les engage pleinement dans le ’ōrero, soulignant ainsi l’importance de la « création collaborative de pouvoir » (Cummins, 2014) allant dans le sens de la réussite scolaire.

La valorisation de la diversité linguistique : diffusées dans les médias, les rencontres de ’ōrero donnent à entendre les langues polynésiennes dans leur diversité et leur ont rendu leur lettre de noblesses, alors que seul le tahitien occupait jusque-là l’espace public.

Les bénéfices langagiers, cognitifs et personnels : à l’occasion de leurs prestations, les jeunes orateurs acquièrent une grande confiance en eux dans la prise de parole devant un public qui dépasse parfois 3 000 personnes à l’occasion des rencontres territoriales ; ils développent leur mémoire en apprenant de longs textes d’une durée variant de 3 à 7 minutes ; ils gagnent en qualité et en force d’expression dans la transmission du discours. Les enseignants témoignent des effets positifs sur le comportement et les performances scolaires : grâce à l’estime de soi générée par le ’ōrero, les élèves porteurs de handicap ou en difficulté scolaire développent une attitude positive et persévérante face au travail scolaire et aux difficultés.

L’émulation sociale : bien souvent, les orateurs sortants sont un modèle d’émulation. Autonomes dans les apprentissages, ce sont des élèves ressources en langue polynésienne et en ’ōrero au service de la classe. Les plus talentueux s’investissement dans le tutorat de leurs camarades. Hors de ce cadre, ils sont sollicités pour des prestations orales publiques dans les événements culturels ou institutionnels, fonction exclusivement réservée jusque-là aux orateurs adultes. C’est dire le pouvoir que peut donner la maîtrise de cette parole élaborée, et la fierté qu’elle procure aux parents qui sous-estimaient jusqu’à présent les capacités de leurs enfants à se réveler dans les performances scolaires ou encore à maîtriser plusieurs langues.

[Version originale]

Te reo mai te mōrī ïa te huru,
Hō’ē reo, hō’ē ïa mōrī,
Piti reo, piti ïa mōrī,
Toru reo, toru ïa mōrī,
Rahi noa atu ā te reo, rahi noa atu
ā te māramarama…

Jean Kape

[Version française]

Une langue, c’est comme une lampe,
S’il y a une langue, il y a une lampe,
S’il y a deux langues, il y a deux lampes,
Trois langues, trois lampes,
Plus il y a de langues, plus il y a de lumière...

Jean Kape

Cummins, J. (2014). « L’éducation bilingue : qu’avons-nous appris de cinquante ans de recherche ? », dans L’école plurilingue en Outre-mer. Apprendre plusieurs langues, plusieurs langues pour apprendre, sous la dir. de I. Nocus, J. Vernaudon et M. Paia, Rennes, Presses universitaires de Rennes, p. 41‑64.

Paia, M. (2014). « L’enseignement des langues et de la culture polynésiennes à l’école primaire en Polynésie française », dans Nocus, Vernaudon et Paia (2014), p. 409‑429.

Mirose Paia

Université de la Polynésie française, EASTCO

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