Mille portes ouvertes sur la culture yiddish

Gilles Rozier

p. 8-9

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Gilles Rozier, « Mille portes ouvertes sur la culture yiddish », Langues et cité, 27 | 2015, 8-9.

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Gilles Rozier, « Mille portes ouvertes sur la culture yiddish », Langues et cité [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 31 mars 2022, consulté le 02 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/333

Vous raconter, jeune homme, jeune fille, en dix mille caractères, espaces compris, ce qu’est la Maison de la culture yiddish ? Vous voulez savoir, en quelques pages, comment s’est construit ce lieu… Ce qu’on y trouve ? Ce qu’il représente dans la France, dans l’Europe contemporaine ? Par où commencer ? Moïse au mont Sinaï, les royaumes d’Israël et de Judée ? La destruction du Temple par les armées de Titus en 70 et la dispersion des Juifs ? Et d’exil en exil, la naissance du yiddish autour de l’an 1 000 sur des terres de langue germanique ? De nouvelles migrations vers l’Est ? Les Juifs quittant la vallée du Rhin pour s’installer en Pologne, en Ukraine, en Lituanie ? Les premières imprimeries en yiddish à Bâle et à Cracovie ? La naissance de la littérature yiddish moderne autour de 1860 ? L’extraordinaire épanouissement d’une langue de culture sans le soutien d’aucun État ? Les maisons d’édition de Wilno et de Varsovie ? Les théâtres de Iasi et de Lemberg ? La grande migration des Juifs d’Europe de l’Est vers l’Allemagne, la France, les Amériques, la Palestine ? Le pogrom de Kishinev en 1903 ? La révolution avortée en Russie en 1905 ? La grande guerre et la désintégration du shtetl ? La révolution bolchévique ? Les massacres d’Ukraine en 1919 ? L’indépendance de la Pologne et les droits accordés à la minorité juive ? La grande destruction de la période nazie ? Et le sursaut d’après-guerre, à Varsovie, à Paris, à New York, à Buenos Aires, à Tel-Aviv, pour témoigner, pour se souvenir, pour graver dans les livres les lieux anéantis ? Et pour continuer ? Pour affirmer qu’une langue porteuse d’une histoire millénaire, qu’une littérature riche de milliers d’écrivains continuent leur route dans une nouvelle réalité, celle de l’Europe aux frontières ouvertes, celle des États soucieux des cultures minoritaires, celle des échanges en un clic, dans la langue de son choix, sur les réseaux sociaux ?

Je vous pose la question car la Maison de la culture yiddish est l’héritière de cette histoire grandiose et dramatique. Elle conserve les traces du passé, elle les restitue au jour le jour et elle prépare l’avenir. Quel avenir ? Si je savais, je vous le dirais. Ainsi va le destin de l’homme… Préparer des temps futurs sans savoir de quoi ils seront faits. Il bâtit, il sème, et le hasard, la nécessité, les grands et les misérables décident. Mais finies les envolées lyriques… Takhles… Un peu de sérieux. La Maison de la culture yiddish est, comme le yiddish, un corps hybride. Elle est autant animée par l’esprit du YIVO, cet institut scientifique juif créé par des érudits à Wilno, en Lituanie, en 1925 et aujourd’hui installé à New York, que par l’immense entreprise d’éducation populaire qui anima le mouvement ouvrier en Europe orientale à partir du début du XXe siècle. La Maison de la culture yiddish est à la fois une BNF, une Sorbonne, un CNRS en miniature et un grand lieu d’éducation populaire. Et c’est avant tout un espace d’échange.

La bibliothèque Medem

Je vous ai dit, jeune homme, jeune fille, que je ne remonterais pas au commencement. Malgré tout, au commencement, était la bibliothèque Medem, créée à Paris en 1929. À vrai dire, à l’époque de sa création, la bibliothèque s’appelait Nomberg, du nom d’un écrivain yiddish mort quelques années auparavant. Elle n’a pris le nom de Medem qu’après la Libération. Pour quelle raison ? Voulez-vous vraiment que je vous raconte ? L’histoire ne tiendra jamais en dix mille signes espaces comprises… Disons qu’il en va des institutions comme des hommes : elles grandissent, elles évoluent, elles s’adaptent. On polémique, on trouve que Nomberg n’est plus adapté, on veut rendre hommage au grand théoricien du socialisme juif, Vladimir Medem. Ça bagarre ferme, un peu plus chez les Juifs peut-être parce que l’Histoire leur a appris à ne pas lâcher le morceau. Alors Medem remporte la mise. Mais ce n’est pas le plus important. La petite bibliothèque de 300 ouvrages en 1929 est devenue une médiathèque riche de 40 000 documents, livres, partitions musicales, enregistrements de chansons et de musique, archives d’écrivains et d’institutions, affiches et photographies. La bibliothèque Medem est comme un diamant au cœur de la Maison de la culture yiddish. Chaque personne qui vient étudier dans ce lieu, chaque spectateur d’un concert ou d’une lecture, chaque participant à un atelier de chant sait que, autour de lui et sous ses pieds, dans les magasins situés au sous-sol, repose un trésor. Et ce trésor donne une partie de son énergie au lieu. Cette collection de livres unique en Europe témoigne de ce qu’est la culture yiddish. Publiés aux quatre coins du monde, ils portent la trace des exils. Quand on les feuillette, on découvre le tampon de la bibliothèque associative d’un shtetl de Pologne, celui du Jewish Labor Committee de New York, ou d’un kibboutz israélien. Ou celui de la bibliothèque du camp d’internement de Beaune-la-Rolande, où des milliers de Juifs étrangers ont été parqués, entre mai 1941 et début 1942, avant d’être expédiés à Auschwitz. La Maison de la culture yiddish a donc le privilège de receler ce trésor. Elle l’a gagné à la sueur du front de ses animateurs. La collection s’est constituée par des achats (un peu), mais surtout par des dons. Le mérite d’avoir constitué cette collection unique revient aux conservateurs successifs et aux équipes de bénévoles qui les entouraient. Que de visites à des endeuillés désireux de donner les livres de leurs parents à la bibliothèque Medem, que de cartons charriés, que d’ouvrages triés, vérifiés, restaurés, inventoriés, catalogués et à présent numérisés pour constituer la plus grande collection de livres yiddish d’Europe occidentale !

Découvrir, apprendre, retrouver

Autour de la bibliothèque s’est créée cette Maison unique en son genre, petit à petit. Un cours de yiddish a été ouvert, puis un autre, puis un atelier de conversation, un cours de littérature, une chorale, un atelier de musique klezmer jusqu’à constituer aujourd’hui le plus grand centre de transmission du yiddish et de sa culture en Europe. Toutes sortes d’étudiants s’inscrivent aux cours. Certains ont parlé le yiddish en famille mais ne savent ni le lire ni l’écrire. D’autres ont entendu leurs parents parler avec leur grands-parents sans comprendre. Des non-juifs s’intéressent à cette langue popularisée par l’attribution du prix Nobel de littérature à Isaac Bashevis Singer en 1978 ou par le succès de grands musiciens klezmer. Les cours, les ateliers sont devenus un lieu d’échange entre générations.

Tous les trois ans, en juillet, les cours trouvent leur apogée lors de l’« Université d’été de langue et de littérature yiddish ». Les animateurs de la Maison vous le diront : la préparation de ce séminaire intensif représente un travail colossal. L’objectif est de taille : proposer un enseignement et un programme culturel à quelque soixante-dix étudiants venus du monde entier, de neuf heures du matin à onze heures du soir, durant trois semaines. Mais ils vous diront que c’est un moment intense, stimulant, mille portes ouvertes sur le monde. Un temps privilégié, durant lequel anglophones, germanophones, francophones, hébréophones, polonophones et que-sais-je-encor’ophones trouvent une lingua franca, le yiddish. Enseignants et bénévoles retroussent leurs manches pour se mettre à la disposition des étudiants. Ils se consacrent entièrement à les aider à chercher des documents dans la bibliothèque, à préparer des exposés, à servir des cafés, à déplacer tables et chaises, à concocter des repas conviviaux pour que ce moment d’étude soit également un moment d’échanges et de retrouvailles. Ils le font avec plaisir et reçoivent autant qu’ils donnent.

Mais le nombre de caractères file sous mes doigts. Déjà 7654 et je n’ai pas encore évoqué les autres réalisations importantes de la Maison de la culture yiddish. Il en est une notamment qui fait sa fierté : l’édition d’ouvrages de référence reconnus dans le monde entier. Ainsi, le Dictionnaire des mots d’origine hébraïque et aramaméenne en usage dans la langue yiddish, de Yitskhok Niborski, ou Le dictionnaire yiddish-français de Yitskhok Niborski et Bernard Vaisbrot, qui a donné lieu à une adaptation aux États-Unis en un Comprehensive Yiddish-English Dictionary. Ce nom de Yitskhok Niborski revenu deux fois en l’espace de deux lignes, enregistrez-le bien, jeune homme, jeune fille. Un sacré personnage qui, s’il sait que vous connaissez quelques mots de yiddish, s’adressera à vous dans cette langue et toujours avec le sourire… Né à Buenos Aires, arrivé en France à la fin des années 1970 pour diriger la bibliothèque Medem, il a contribué à former de nouvelles générations de fins connaisseurs. Certains sont devenus traducteurs, professeurs d’université, chanteurs. D’autres (et parfois les mêmes) sont les cadres de la Maison et en assurent le rayonnement : le directeur actuel, un Israélien de 28 ans qui parle cinq langues, maîtrise bien sûr le yiddish et ne cesse de parfaire ses connaissances ; les deux conservatrices de la bibliothèque Medem sont titulaires d’un doctorat de littérature yiddish, a doktorat ! ; la responsable des activités d’édition a commencé à suivre des cours il y a quinze ans et est elle-même devenue traductrice du yiddish en français. Les enseignants, les conférenciers, nés en France, en Pologne, en Argentine, aux Pays-Bas et partout où un yidele a un jour posé ses valises ont tous acquis une bonne connaissance de la langue et de la littérature. Voilà, vous m’avez demandé, jeune homme, jeune fille, de vous raconter oyf eyn fus, le temps que l’on peut tenir en équilibre sur un pied, ce qu’est la Maison de la culture yiddish : un lieu où l’on est assuré de trouver les œuvres yiddish que l’on cherche, un lieu où l’on est aidé pour étudier un texte, pour mémoriser une chanson, un lieu pour apprendre la langue quel que soit son niveau de départ, un lieu pour la parler et l’entendre, un lieu pour la chanter. Un lieu pour jouer sa musique. Un lieu pour se retrouver. Un lieu pour faire de belles rencontres, parfois amoureuses (Éros a appris à dire ikh hob dikh lib rue du Château-d’Eau). Un lieu pour se souvenir que l’homme et ses langues sont des créatures fragiles et que cœur et esprit peuvent faire très, très bon ménage.

Alors, jeune homme, jeune fille, entrez donc, asseyez-vous sur une des chaises années 1930 du Tshaynik-Café, prenez un thé, toujours dans un verre muni d’une anse comme là-bas, en Pologne, en Russie, goûtez de ce délicieux strudel et ouvrez grand vos oreilles. Ici, comme on dit en yiddish, « on ne parle pas, on se parle »

Gilles Rozier

Écrivain, ancien directeur (1994-2014) de la Maison de la culture yiddish