La culture yiddish en France

Yitskhok Niborski

p. 10-11

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Yitskhok Niborski, « La culture yiddish en France », Langues et cité, 27 | 2015, 10-11.

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Yitskhok Niborski, « La culture yiddish en France », Langues et cité [En ligne], 27 | 2015, mis en ligne le 31 mars 2022, consulté le 09 mai 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/335

Bien qu’épanouie en Europe orientale et transplantée en France par des immigrés de cette origine à partir des années 1860, la culture yiddish possède des racines profondes en territoire français. Le yiddish occidental, parlé en Alsace et en Lorraine, y est présent depuis des siècles. En témoigne le Zeitung, journal révolutionnaire d’Abraham Spire (Metz, 1789). Pendant le XIXe siècle et au début du XXe des pièces de théâtre en yiddish alsacien sont jouées et publiées, notamment celles de Mayer Woog (1833-1896). Pour les immigrés de l’Est, l’expression de leur culture débute par le théâtre. La première représentation aurait eu lieu à Paris en 1864, mettant en scène une pièce d’Isroel Aksenfeld, arrivé d’Ukraine la même année. On en sait davantage sur les pièces du « père du théâtre yiddish » Avrom Goldfaden, qui séjourne à Paris toute une année en 1889-1890 et fonde une société théâtrale. Le théâtre reste un pilier de la culture populaire yiddish française jusqu’à nos jours.

Avant 1914, des locuteurs de yiddish arrivent en France de tout l’empire tsariste et de Roumanie. Après la Grande Guerre, ils viennent surtout de Pologne, porteurs du grand dynamisme associatif, culturel et politique développé par les Juifs polonais depuis le début du siècle. Leur culture fleurit alors à Paris, certes, mais aussi à Strasbourg et Nancy, Metz, Lille, etc. C’est le temps des bibliothèques populaires, des chorales, des ensembles de théâtre. Dans ces domaines, communistes, socialistes du Bund et sionistes socialistes se livrent une concurrence acharnée. Suivent les périodiques : si les titres (127 entre 1923 et 1939) sont majoritairement éphémères, il y a deux quotidiens stables, le Parizer Haynt (généraliste à sensibilité sioniste, 1926-1940) et Naye Prese (communiste, 1934-1939). Quelques auteurs déjà consacrés, comme le romancier et dramaturge Sholem Ash ou le poète et romancier Zalmen Shneyer, vivent en France pendant l’entre-deux-guerres ; d’autres, comme le poète d’avant-garde Peretz Markish, laissent des traces de leur passage malgré des séjours plus brefs. Mais l’essentiel de la littérature yiddish écrite en France entre 1922 et 1942 est produit par des immigrés de Pologne dont presque aucun n’avait écrit dans son pays d’origine.

Dans l’effervescence artistique parisienne des années 1920, écrivains et artistes plasticiens de langue yiddish évoluent dans une grande proximité, en témoignent les figures d’Ozer Warszawski (1898-1944, assassiné à Auschwitz), écrivain reconnu en Pologne devenu peintre à Paris, et Marc Chagall, poète yiddish à ses heures.

Les nouveaux écrivains, eux-mêmes des immigrés parfois illégaux aux prises avec la précarité économique et le déracinement spirituel, cultivent presque tous une veine réaliste. C’est le cas de Wolf Wieviorka (1896-Auschwitz 1944). Ses héros sont des intellectuels et des artistes du milieu yiddish, des parvenus sans culture et sans âme, des jeunes aux idées révolutionnaires, des voyous tout droit transplantés de Varsovie. La décennie suivante apporte une tonalité plus sombre, notamment les nouvelles de Yosl Tsuker (1912-Auschwitz 1942 ?). Ses héros, des façonniers presque tous sans papiers, travaillent dans les chambres de tristes meublés (à Montmartre, au Marais ou à Belleville) où s’entassent leurs familles sur fond de chômage, de xénophobie et de menace fasciste de plus en plus tangible. Les réfugiés juifs de l’Allemagne nazie, ainsi que la guerre civile espagnole, fournissent à la prose yiddish ses derniers sujets d’actualité avant l’hécatombe dans les nouvelles de K. Benek et les romans de Khonen Ayalti, ces derniers publiés pendant la guerre à Montevidéo. Après la guerre, tous ces sujets convergent dans le grand roman Les Juifs de Belleville (1946) de Binyomen Shlevin (1912‑1981).

Après la Libération et malgré la saignée du génocide (79 000 Juifs morts en déportation, majoritairement de langue yiddish), la vie culturelle se reconstitue, notamment grâce à l’afflux des survivants d’Europe orientale, dont nombre d’intellectuels et d’artistes. Les bibliothèques rouvrent. Le quotidien communiste Naye Prese parait à nouveau ; dès la fin 1944, le Bund socialiste publie son propre quotidien, Undzer Shtime, et les sionistes travaillistes fondent peu après le leur, Undzer Vort. Le théâtre renaît, tant du côté répertoire, grâce aux œuvres du dramaturge Haïm Slovès (1905-1988), que sur scène, avec des directeurs et des acteurs comme Oscar Fessler ( ?‑1996), Zalmen Koleshnikov (1909-1984) ou Yosef Shayn (1915‑ ?). Entre 1946 et la fin des années 1970 apparaissent aussi nombre de revues consacrées à des questions générales du judaïsme ou spécialisées dans le théâtre, la santé populaire, ou la politique.

Quant à la littérature, les écrivains réfugiés lui donnent un nouveau souffle. Même ceux qui repartent au bout de quelques années vers les États-Unis, l’Argentine ou l’État d’Israël naissant, y laissent leur empreinte : ainsi les poètes Avrom Sutzkever (1913-2010), Khaïm Grade (1910-1982) et Shmerke Katsherginski (1908-1954), ou le narrateur de l’univers concentrationnaire Mordkhe Shtrigler (1921-1998). Ceux qui restent, ou qui arrivent plus tard, constitueront avec les auteurs survivants d’avant-guerre un centre littéraire fécond jusqu’à la fin des années 1980 : autour de 250 volumes seront publiés. Parmi les poètes se distinguent Moyshe Shulshteyn (1911-1981), Rivke Kope (1910-1995), Dore Teytlboym (1914-1992), Moyshe Waldman (1911-1996), Elkhonen Vogler (1907-1969). Parmi les prosateurs : Efroïm Kaganovski (1893-1958), dont les nouvelles content la Varsovie populaire d’autrefois, Mendl Mann (1916-1975), qui écrit une grande fresque sur les combattants juifs dans l’Armée Rouge, ou Menukha Ram (1916-2002), qui porte son attention sur la vie des réfugiés de guerre juifs dans l’Asie soviétique, ou s’inspire parfois de réalités plus proches, comme les évènements de mai 1968 à Paris.

Depuis quelques décennies, les traductions de littérature yiddish en français se multiplient grâce au poète Charles Dobzynski, à Rachel Ertel, chercheuse, éditrice et traductrice, à Batia Baum (voir sa traduction d’un texte de Yitskhok-Leybush Peretz p. 12) et d’autres encore. On remarque un autre trait actuel de la culture yiddish en France : l’émergence de nouveaux chanteurs, à commencer par le parolier et compositeur Jacques Grober, et de nombreux musiciens se consacrant à la musique du monde yiddish (voir aussi l’article de G. Rozier p. 8 et « Adresses du yiddish en France » p. 15).

Yitskhok Niborski

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