“La parole donne vie au pays”

Entretien avec Emmanuel Tjibaou, directeur de l’Agence de développement de la culture kanak – Centre culturel Tjibaou

Emmanuel Tjibaou

p. 5-6

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Emmanuel Tjibaou, « “La parole donne vie au pays” », Langues et cité, 26 | 2014, 5-6.

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Emmanuel Tjibaou, « “La parole donne vie au pays” », Langues et cité [En ligne], 26 | 2014, mis en ligne le 04 avril 2022, consulté le 19 avril 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/352

Emmanuel Tjibaou, vous êtes actuellement le directeur de l’Agence de développement de la culture kanak - Centre culturel Tjibaou. Quelle place est faite aux langues dans les missions qui sont les vôtres ?

Comme stipulé dans les statuts de 1988, qui procèdent de la signature des Accords de Matignon, l’ADCK promeut la culture kanak, notamment à travers la valorisation de son patrimoine - qu’il soit culturel, artisanal, archéologique ou linguistique. Les langues sont donc au cœur de nos missions, du fait qu’elles sont un des instruments privilégiés dans la transmission des traditions orales. Le département Patrimoine et recherche s’est attelé depuis 2002 à une entreprise ambitieuse de collecte de données orales en partenariat avec les conseils coutumiers du pays, en particulier des récits claniques. Jusqu’à présent, nous avons pu recueillir des données dans quinze des vingt-huit langues kanak que compte le territoire, et produire un corpus de traditions orales de plus de 2 500 pages. Dans chaque cas, nous produisons, outre un rapport d’enquête en langues kanak/ français, un corpus lexical de 1 500 mots pour les langues non pourvues de graphie. Ce matériau linguistique est travaillé en étroite collaboration avec des chercheurs spécialistes, l’objectif étant aussi de participer à l’élaboration de graphies stabilisées pour ces langues.

L’archivage des données orales passe donc par leur mise à l’écrit ?

Oui, c’est là l’un des points importants de notre démarche, que je décris comme militante. Trop longtemps, les langues kanak ont été dénigrées. Au pire, on les considérait comme des sons inarticulés ; au mieux, on les considérait comme des langues uniquement « orales », ce terme étant évidemment dans ce cas péjoratif, suggérant que le passage à l’écrit était pour elles impossible ou inutile. Le travail scientifique qui les a pris pour objet ces dernières décennies permet à présent de les décrire, et de les écrire de façon rigoureuse. En fait, il ne s’agit pas seulement de changer l’image de ces langues en montrant leur grande complexité. A une période où l’on déplore, dans l’ensemble du monde, la disparition de langues, il est évident que si l’on veut que les langues kanak vivent, il faut les faire vivre - et pour cela, il faut d’abord les rendre visibles. Le passage à l’écrit permet leur transcription, leur codification et, idéalement, leur circulation dans l’espace public d’une manière nouvelle. C’est la raison pour laquelle, au Centre culturel Tjibaou, tous les espaces fonctionnels sont nommés par des termes tirés des différentes langues kanak. Par exemple, l’espace cérémoniel qui a été laissé à la charge des coutumiers de la région Pacifique (Nouvelle-Zélande, Papouasie, Salomon, Vanuatu) est appelé Jinu, ce qui signifie « l’esprit » en langue jawe de Pouébo. La case consacrée à la vie de Jean-Marie Tjibaou est appelée Malep, ce qui signifie « vie » dans la langue de Belep, le nyelâyu. Le propos qui est le nôtre, c’est de se dire que promouvoir, par la dénomination des différents espaces fonctionnels, des termes en langues kanak, c’est un acte de reconnaissance pour ces langues. Ce patrimoine linguistique est également valorisé par le choix, en langue kanak, d’évènementiels ainsi que sur l’ensemble des propositions d’aménagement du site du Centre culturel Tjibaou.

En ce sens, peut-on dire que la démarche patrimoniale n’est pas uniquement tournée vers le passé ?

Absolument. Certaines langues kanak, on le sait, sont en cours de disparition : je pense par exemple au hâvéâ, une langue parlée dans la région de La Foa. Lors de l’insurrection d’Atai en 1878, les villages ont été brûlés par l’armée coloniale, et la communauté gravement touchée. L’héritage de cette histoire, c’est qu’il ne reste actuellement plus que trois personnes qui sont considérées comme locuteurs de cette langue. Les hébergements qui font face au Centre culturel ont été nommés Sofanyi, ce qui signifie « l’endroit où l’on se repose pour prendre des forces ». Il s’agit là d’un choix symbolique pour nous, une façon d’inscrire cette langue presque disparue dans notre quotidien. Une façon aussi de rappeler que les langues kanak ne sont pas que l’affaire des Kanak : elles sont l’affaire de tous les citoyens de Nouvelle-Calédonie. Ainsi, ce que nous cherchons à faire, par le biais de la préservation et de la promotion de ces richesses patrimoniales, ce n’est pas seulement de les garder présentes et reconnues dans l’espace public : il s’agit aussi, plus profondément, d’alimenter la réflexion sur la création contemporaine. Ce sont bien les dynamiques sociétales actuelles qui sont au cœur de la démarche patrimoniale. La parole que nous recueillons dans les langues kanak a vocation à être transposée, reformulée, rendue perceptible sous une forme artistique actuelle – qu’elle soit plastique, chorégraphique, ou encore architecturale.

Vos propos font ici très fortement écho au titre de l’exposition « Kanak, l’art est une parole », qui aura été montrée au musée du Quai Branly, puis au Centre culturel Tjibaou à Nouméa.

Paradoxalement, l’exposition « Kanak, l’art est une parole » nous emmène d’abord à la rencontre de pièces sculptées, images de nos ancêtres qui nous dévisagent en silence. Ce dispositif muséographique est un rappel de la tradition éducative kanak, dans laquelle le silence est premier. Lorsque l’on est jeune, que l’on entre dans la vie, on commence par se taire, pour mieux écouter. Progressivement, on acquiert le droit et la possibilité de poser des questions aux anciens – qui ne répondent pas forcément tout de suite, et qui ne donnent parfois que des fragments de réponse. Pour grandir, il faut entrer dans la dynamique de parole propre à ces échanges - apprendre la patience et les gestes qui les accompagnent. En d’autres termes, la parole elle-même doit se matérialiser dans les gestes échangés et les objets créés. D’ailleurs, en langue fwâi de Hienghène, on dit do peei do fwâi, ce qui signifie « tu dis, tu fais ». L’idée que la parole est geste de création s’appuie elle-même sur la métaphore du « panier à parole », que l’on retrouve dans toutes les langues kanak. Cette représentation symbolique renvoie à l’idée que, pour être conservée, la parole doit être déposée dans un espace clos - par exemple, en drehu sur l’ile de Lifou on parle de trenge ewekë, « le panier des paroles ». En nemi on parle de kaan falik, « les boutures de parole » : ce qu’on a dit lors de la cérémonie coutumière, ce sont des « boutures » que l’on va conserver dans un « panier ». Ces boutures pourront ensuite être replantées, grandir – la parole crée. Les représentations des richesses comptables ou des provisions suivent le même schéma métaphorique : on dit ngan jila en pijé, « la maison des richesses » - une expression qui est reprise dans le nom du Centre culturel Tjibaou. Dans ces représentations symboliques, la parole enclose dans un espace ou un objet est la condition de la création de cet espace ou de cet objet. En pije on dit aussi vi vhalik nyaa pwa motip vi kaemôô, ce qui signifie « la parole fait vivre le pays » : cette expression désigne l’espace socialisé des hommes, l’espace de la culture, par contraste avec l’espace sauvage. L’espace de la parole est donc celui dans lequel on peut avoir des relations d’échange : la parole donne vie au pays, le pays existe parce que les gens parlent et le font vivre.

Proverbe en drehu

The tune kö, lo jö ne Joea.
Laka kola pane cinajöne e cili trön, nge pine pë hë e Joea.
Kola qaja koi ö thupëtresiji ka hape, pane inine jë la qene hlapa i ö me qene nöje i ö, qëmekene troa qaja la itre xa qene hlapa me melëne la itre xa qene nöje qa cailo.

Ne soyez pas comme le soleil de Joea.
Il éclaire tout d’abord les alentours de ce lieu (Joea), avant le coeur de celui-ci.
Moralité : Maitrise d’abord ta langue et ta culture avant celles des autres !
(Taidro Taine, ALK 2013).

Emmanuel Tjibaou

Directeur de l’Agence de développement de la culture kanak - Centre culturel Tjibaou