La transmission du berbère au miroir de la littérature orale dans un contexte de migration

Nadine Decourt

p. 8-9

Citer cet article

Référence papier

Nadine Decourt, « La transmission du berbère au miroir de la littérature orale dans un contexte de migration », Langues et cité, 23 | 2013, 8-9.

Référence électronique

Nadine Decourt, « La transmission du berbère au miroir de la littérature orale dans un contexte de migration », Langues et cité [En ligne], 23 | 2013, mis en ligne le 13 juin 2023, consulté le 04 décembre 2024. URL : https://www.languesetcite.fr/448

Langues et cultures régionales ont partie liée dans la courte histoire du renouveau du conte en France, lequel associe étroitement, en ses pratiques transfrontalières, la question de la langue et celle du répertoire. Ce phénomène inattendu apparait au lendemain de mai 1968. Il s’inscrit dans une plus longue histoire amorcée par les frères Grimm au début du 19e siècle (Thiesse, Hobsbwam). L’émergence des parlers berbères se situe dans un contexte où le dedans (mouvements régionalistes) et le dehors (populations déplacées) viennent mettre en tension le modèle de la nation au sens d’une « communauté imaginée » (Anderson) confrontée à la fois aux réalités de la vie quotidienne et aux vies rêvées. Ce débat, en France, prendra le nom (aux dérivés multiples) d’« interculturel », loin des apports de l’anthropologie anglo-saxonne et dans l’indifférence des chercheurs en sciences humaines et sociales qui ont abandonné la question de la différence culturelle à l’anthropologie des lointains (Lorcerie, Liauzu). La ville est pensée comme problème : intégration difficile des populations principalement maghrébines, racisme anti-arabe, échec scolaire, exclusion. L’École laïque, républicaine, est prête à se remettre en question pour mieux accueillir et valoriser les enfants de migrants et leurs familles dans un but aussi d’enrichissement mutuel (Circulaire n° 78-238 25 juillet 1978, Scolarisation des enfants immigrés). C’est donc par le biais des pédagogies interculturelles que le conte va se frayer un chemin et, à travers lui, le berbère (des Berbères) se faire entendre sur la scène nationale, dans le cadre de projets d’action éducative dont la rhétorique évoluera. Les enfants de migrants deviennent « enfants issus de l’immigration » à partir de 1985, quand Jacques Berque alerte le Gouvernement et l’opinion dans un rapport qui fait choc : L’immigration à l’école de la République.

Que mon conte soit beau et se déroule comme un long fil… Cette formule d’introduction vient du Grain magique de Marguerite Taos Amrouche et se répand largement dans la communauté éducative. Des conteurs interviennent, essaient de créer des passerelles entre l’école et les familles, ils sont d’autant plus sollicités qu’ils représentent les cultures en présence, au risque du ghetto, sous le terme englobant de « maghrébins ». Des espaces intermédiaires se mettent en place dans les crèches, bibliothèques, centres sociaux, hôpitaux etc. Ces initiatives sont encouragées, mais rares sont les travaux scientifiques prenant alors en compte les dynamiques narratives mises en branle. Les publications artisanales se multiplient, le conte délie les langues, de nouveaux répertoires apparaissent et commencent à trouver des maisons d’édition (L’Harmattan, Karthala). Des parents osent franchir la porte des écoles, surtout à la maternelle où les enseignants travaillent autour de l’identité et du nom propre, autour des rites du quotidien (se laver, dormir, fêter ou pas son anniversaire, se dire bonjour…). Le conte surtout y est première littérature, avec les comptines, les jeux de doigts, les contes d’animaux et, très vite, les contes merveilleux les plus classiques. Des parents viennent raconter et trouvent dans la tradition une autorité qui change les regards sur eux-mêmes, sur la littérature orale dont ils sont des porteurs aussi aléatoires qu’exemplaires. De plus jeunes se précipitent sur les livres, renouent avec une mémoire dormante, interrogent leurs ainés ; certains se forment au métier de conteur et cultivent leur histoire familiale de transmission orale comme signature d’artiste. Le conte en tout cas, dans les premières étapes, aura servi de révélateur du berbère dans la vitalité et la diversité de ses parlers. Le kabyle se détache dans la confrontation et l’interaction avec d’autres langues, en fonction des compétences des locuteurs, comme des revendications identitaires en jeu : chaouia, rifain, chleuh, etc. La variabilité concerne tant le contenu que la langue-véhicule, tandis qu’une cartographie aux lignes mouvantes se dessine dans le paysage d’un folklore international hic et nunc : les ogres y croisent les ogresses, Chacal rencontre Renard, tandis que la Parole berbère (awal) sort de l’ombre et trouve une légitimité artistique, génère une connaissance littéraire de soi.

Moi je le connais, mais c’est pas tout à fait pareil ! – Alors, raconte ! Conter en situation interculturelle, que l’on soit conteur amateur ou professionnel, expose à faire l’expérience d’un pluriel des langues et des cultures (d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre, d’un village à l’autre, à l’intérieur d’une même famille). Conter c’est à la fois montrer sa différence, la faire reconnaitre et la partager. Les entités (maghrébine, française) se fissurent : des dialogues comparatistes s’insinuent dans le contage même sous forme de gloses, tel mot (intraduisible ou traduisible) s’incruste, les refrains sont plus beaux dans la langue source, le métissage opère l’œuvre d’art, créant de nouvelles connivences (Decourt, Louali-Raynal). Le conte devient alors leçon de langue, leçon de littérature générale et comparée, d’anthropologie, ou tout simplement plaisir des mots, dans le respect de leur musique, de leur opacité. Des conteurs se disent passeurs culturels, hybrident leurs répertoires, qu’eux-mêmes soient ancrés dans la culture-source (empreinte), telle Nefissa Benouniche, ou soient en position d’étranger (emprunt), tel Jean Porcherot, ou encore dans un entre-deux-rives, telle Nora Aceval, qui collecte aussi les versions berbères des contes arabes (hauts plateaux de Tiaret, Algérie) qu’elle raconte en français. La parole et les imaginaires mis en circulation ne connaissent pas de frontières. La révolution numérique accentue les processus d’actualisation et de traduction d’une littérature qui se prête aux mélanges, à l’appropriation, à la transformation, et qui toujours titille la mémoire, suscite les récits de vie, la confidence (dans le face-à-face, par blogs interposés). Certains contes (« La Vache des Orphelins » par exemple) deviennent ainsi des formes-sujets – ambassadeurs d’une culture vivante, diasporique – qui ouvre d’infinis chantiers d’expérimentation linguistique et culturelle, tant en France qu’au Maghreb et par-delà, dans des sociétés hantées par l’exil, la mémoire et l’oubli.

Calame-Griaule G. (éd.), Le renouveau du conte en France, Paris, Éd. du CNRS, 1999.

Decourt N., Louali-Raynal N., Contes maghrébins en situation interculturelle, Paris, Karthala, 1995.

Lacoste-Dujardin C., Contes de femmes et d’ogresses en Kabylie, Paris, Karthala, 2010.

Yakouben M., Contes berbères de Kabylie et de France, Paris, Karthala, 1997.

Nadine Decourt

Maitre de conférence HDR à l’université Claude Bernard Lyon 1