Comme dans tout discours d’élaboration d’une littérature, la Corse s’inscrit aujourd’hui dans le débat sur ses origines. Objectivant l’idée de discours, nous pouvons nous appuyer sur un faisceau de trois thèses : l’une privilégiant l’écrit remontant jusqu’à un temps où le corse ne pouvait réellement se distinguer de l’italien, une deuxième privilégiant l’oral comme base d’un patrimoine immatériel ancien et, enfin, la théorie sociolinguistique de l’individuation posant la naissance de l’expression littéraire en langue corse par sa distinction de l’italien au XIXe siècle. Les trois hypothèses sont à notre sens tout à fait compatibles et marquent chacune un angle de vue de la naissance du fait littéraire corse. Jacques Fusina (2010, 11), tout en posant la problématique corse d’une « attextation » de l’émergence, choisit d’attribuer l’apparition d’un écrit littéraire à Guglielmo Guglielmi (1644-1728), prêtre corse qui « peut être considéré (…) comme un précurseur de réel intérêt ». Marc Biancarelli (2011, 5), discutant cette paternité, apporte une nuance argüant « que des traces de corse pointent déjà dans les célèbres Chroniques de la Corse du notaire Giovanni della Grossa (1388-1464) ». En cela, il atteste en fait la problématique d’emblée posée par Fusina et liée à une impossible discrimination entre le corse et l’italien avant l’arrivée du français. Yvia-Croce (1987) va plus loin en attestant le fait littéraire corse lui aussi à partir du XVe siècle mais par des textes en latin.
Cette continuité linguistique entre latin, italien et corse qui présente un caractère diglossique stable constitue un point faussement problématique si nous nous situons du côté de la littérature plus que de la langue. Le débat est encore ouvert de nos jours, laissant en suspens la définition d’une « littérature corse ». Le XIXe siècle aura été celui d’une affirmation consciente qui se manifeste par un double phénomène : celui d’une langue corse qui se distingue de l’italien à mesure que le français s’impose, et la reconnaissance d’un patrimoine immatériel marqué par l’oralité. C’est une œuvre de 1817 qui sert de point d’appui à l’identification distincte entre corse et italien. Dans la Dionomachia, Salvatore Viale, poète et magistrat bastiais, distingue une sérénade (« U serinatu di Scappinu ») qu’il transcrit « in lingua vernacolare ». Ce principe littéraire d’alternance est, selon Fusina (2010, 20), déjà en place depuis des années dans la mesure où l’italien et le corse ne constituent pas un couple distinct mais bien en continuité classique entre une langue et un dialecte, c’est aussi la thèse de Pascal Marchetti (1989) qui décrit les divers grades de ce rapport étroit et fondu entre la langue et le dialecte.
Du côté de l’écrit, cette première partie du XIXe siècle utilise le dialecte par bribes dans une œuvre globalement en italien. Les contenus littéraires tendent vers le genre « giocoso » de longs poèmes héroï-comiques ou de nouvelles historiques. Il n’y a donc pas à s’étonner si la production littéraire du XIXe siècle en Corse est fortement marquée par l’oralité qui corsise à loisir ce que l’écrit produit en italien. Ce corpus de l’oralité servira de socle à une première reconnaissance, celle des lettrés corses en contact avec des élites italiennes qui lui donnent une valeur patrimoniale et littéraire. C’est donc d’une double continuité italien-corse et écrit-oral qu’émerge un premier corpus dans un ensemble de genres certes marqués par la tradition orale (complaintes, légendes, berceuses…) mais aussi par l’influence des lettres italiennes (nouvelles, poèmes, madrigaux…).
Le véritable avènement d’une production en corse se situe progressivement dans la seconde moitié du XIXe siècle lorsque le français se substitue à l’italien comme langue des élites et assure ainsi la visibilité d’une langue corse qui connaitra ses premières revendications à partir de la fin du siècle. Le XXe siècle est donc celui de la corsitude et de la véritable apparition d’une production littéraire en langue corse où il est impossible de distinguer l’expression littéraire en corse du débat politique sur l’autonomie. Dès 1896, Santu Casanova avec son journal A Tramuntana cherche à dépasser le stade dialectal oral pour proposer le corse comme une langue de communication écrite. Le passage à la revendication explicite arrive en 1914 avec le manifeste de la revue A Cispra qui lie la littérature en langue corse à un projet politique d’autonomie. Le XXe siècle est ainsi marqué par deux temps forts : un entre-deux-guerres prolixe mais mal affranchi du rapport aux langues nationales (l’italien, historique, et le français, officiel) et un réel renouveau dans les années 70. À partir de ces éléments, on peut déduire que l’expression littéraire corse nait d’une double diglossie. Le long chemin de l’affirmation pour aller vers une institution littéraire, toujours en chantier aujourd’hui, passe donc par un affranchissement de la domination linguistique et des phénomènes qui l’accompagnent. Deux grandes étapes jalonnent cette progression séculaire. Un moment, d’abord, où la langue prend le pas sur la littérature. Il s’agit d’un temps où la prégnance d’un militantisme angoissé en faveur de la sauvegarde patrimoniale engendre des contenus littéraires souvent trop ethnographiques, plus garants de l’héritage culturel à préserver que d’un projet littéraire. Apparait ensuite, dans les années 70, un mouvement refondateur en lien étroit avec le vaste mouvement de renaissance des cultures régionales en Europe : le Riacquistu (la réappropriation) qui cherche à dépasser les stigmates de la minoration pour se donner un projet de création dans la modernité.
Malgré une relative abondance de textes en langue corse et une meilleure visibilité des contenus par la multiplication des traductions, il est difficile de dire aujourd’hui si cette dernière période a été dépassée et si la littérature d’expression corse est arrivée à maturité. En tout état de cause, sa production, grâce notamment au soutien de la collectivité territoriale de Corse et au développement de l’enseignement de la langue corse, a fortement progressé en quantité et en qualité. Subsistent cependant des écueils de taille : un problème de masse du lectorat dont on dit qu’il ne dépasserait guère deux à trois milliers et un espace de promotion et de présentation critique encore embryonnaire.