* « Les langues polynomiques sont des langues à unité abstraite, auxquelles les utilisateurs reconnaissent plusieurs modalités d’existence, toutes également tolérées sans qu’il y ait entre elles hiérarchisation ou spécialisation de fonction. »
J.-B. Marcellesi, 1984.
Les transformations de l’orthographe corse ont abouti au début des années 70 à l’édition d’un manuel qui a fourni au corse les instruments de sa codification : Intricciate è cambiarine de D.A. Geronimi et P. Marchetti. Son originalité réside dans l’adaptation de l’orthographe au phénomène de la mutation consonantique, notamment dans le transfert à l’intérieur du mot de ce phénomène qui, en principe, ne concerne que la position initiale. Les mutations que subissent les consonnes en début de mot se transportent à l’intérieur de celui-ci et aboutissent à une relative unification orthographique. Si on écrit, par exemple, cità avec un seul t, c’est qu’on considère que la consonne sourde [t] se sonorise en [d] après une voyelle atone au nord et qu’elle reste sourde au sud, conformément à la règle de l’alternance consonantique. Si on n’avait pas opéré le transfert de la règle de la mutation consonantique à l’intérieur du mot, c’est-à-dire à un endroit où elle n’existe pas réellement, on aurait écrit cidà au nord et città au sud, et cela dans le respect absolu des prononciations relatives aux deux régions. Ce type de solution appelle des adaptations mutuelles entre les différents régiolectes. Dans le cas de cità, les scripteurs du sud renoncent à la double consonne [tt], pourtant conforme à leur prononciation, afin de permettre aux lecteurs du nord de pratiquer une sonorisation qu’une double consonne neutraliserait. En sens inverse, c’est parce que le « sudiste » prononce un [v] dans vittura que le « nordiste » écrira v au lieu de b ; c’est une manière de respecter la distinction [b/v] qui s’opère au sud, contrairement à ce qui se passe au nord. Ces attitudes graphiques soulignent un esprit de tolérance et de reconnaissance polynomique. Dans la mesure où cet esprit suppose le respect de la variation linguistique, il est naturel que le système orthographique en soit le reflet. Le système orthographique corse emploie donc principalement une orthographe phonologique d’un usage souple et aisé.
Les principes de l’orthographe phonologique du corse
Le souci d’harmonisation orthographique conduit à utiliser le même graphème pour deux sons différents perçus, par exemple, dans les cas d’alternance consonantique.
On écrit ainsi a fata et non a vada même si l’orthographe phonologique pousse à écrire ce que l’on entend. Dans ce cas, la forme a vada relèverait d’une transcription phonétique. L’écriture standardisée a fata (prononcé [a vada] dans la moitié nord et [a vata] dans la moitié sud) obéit à une règle phonologique. En effet, la consonne f est dite « mutante », car le phonème [f] peut se réaliser de deux manières différentes selon le contexte : [f] ou [v]. L’orthographe phonologique retranscrit le phonème de base (ici [f]) par la lettre f et non pas ses réalisations phonétiques. Pour ce qui concerne la lettre t, à l’intérieur du mot, on entendra [t] dans la moitié sud et [d] dans la moitié nord de l’ile. Le choix harmonisé du graphème t, qui s’applique à toute la Corse, s’appuie sur les systèmes phonologiques respectifs à partir desquels on fera émerger des phonèmes communs. C’est à partir de ces derniers que le choix de graphèmes communs est possible et que le même graphème permettra des prononciations conformes à chaque variété. Voici la manière dont s’effectuent les choix orthographiques du corse, à l’initiale et à l’intérieur des mots :
à l’initiale |
phonème de base |
mutations initiales au sud |
mutations initiales au nord |
phonème commun retenu |
Graphème commun retenu |
tappu |
[t] |
[t] |
[t] |
[t] |
t |
à l’intérieur |
réalisations phonétiques |
système du sud |
système du nord |
phonème commun retenu |
Graphème commun retenu |
capu |
[p/b] |
[p] |
[p] |
[p] |
p |
Le système orthographique corse ne tient pas compte de l’étymologie, car cette dernière pose plus de problèmes qu’elle n’en résout. En fait, les éventuels problèmes orthographiques se résolvent en ayant une connaissance minimale de la variation dialectale acquise dans le cadre d’un enseignement polynomique en milieu scolaire ou par son appréhension empirique. Un locuteur du nord de l’ile, où la confusion [b/v] est systématique, saura par exemple que le mot ventu (vent) s’écrit avec un v (alors qu’il le prononce [b]) parce qu’il sait qu’au sud, zone non touchée par le bétacisme, on prononce bien un [v]. En revanche, il écrira b si, comme lui, le locuteur du sud prononce un [b] dans le même mot : bichjeru (verre), balisgia (valise), etc. De même, il écrira amicu (ami) avec un c (alors qu’il prononce amigu) parce qu’il sait que le sud réalise un c même en position intervocalique. Il en sera ainsi pour des mots comme : locu (lieu), focu (feu), Corsica (Corse) où le graphème c s’impose partout. À l’inverse, un locuteur du sud écrira cità (ville), spetaculu (spectacle), literatura (littérature) avec un seul t (alors qu’il le prononce tendu) parce qu’il sait qu’au nord cette lettre se réalise d sous l’effet de la sonorisation de l’occlusive intervocalique. La double consonne imposerait au lecteur du nord de prononcer un t qui ne correspond pas à sa variété. Lorsqu’il n’y a pas de sonorisation au nord, le locuteur du sud sait alors que la consonne doit être doublée dans l’orthographe : fatta (faite), astrattu (abstrait), lettu (lit), pignatta (marmite).
En matière de codification, les choix relatifs à une orthographe commune impliquent ainsi une (re)connaissance des variétés, conformément à l’esprit polynomique. Quand la rigidité orthographique du français appelle des tolérances difficilement admises, la souplesse de l’orthographe corse est de nature à lever certaines angoisses associées à l’écriture. Connaissant les effets paralysants d’une norme orthographique trop autoritaire, il semble, en outre, que l’orientation polynomique donnée à l’orthographe du corse soit une réponse à la problématique de sauvegarde de la langue.